rubrique

Abdu Rimb, tragédie musicale

Les personnages

  • Arthur Rimbaud
  • Vitalie Cuif, mère d'Arthur
  • Isabelle Rimbaud, la sœur
  • L'Autre
  • Djami, le serviteur et coryphée
  • 3 éthiopiens (chœur)
  • les musiciens
corb corbeaux

Le décor

Tout le fond, sur une grande hauteur, figure le Harar : une nature à la fois sèche et lumineuse, aride et monumentale. Les deux tiers de la largeur côté cour matérialisent le paysage en volume ; il y a un aspect ruines, architectural désertifié. Une arcade pierreuse, une épaisseur de mur dans laquelle se découpe une ouverture, doit permettre l'évocation aisée d'un intérieur de maison harar. Côté jardin, par-dessus le fond, un mur délimite l'intérieur d'une chambre, qui sera à la fois celle de l'hôpital de Marseille où Rimbaud finit ses jours, et pièce à Roche où il évolue en songe et d'où lui parle sa mère. Le mur est percé d'une fenêtre, fermée de volets de bois. Devant le mur, une table rustique, deux chaises. Sur le devant de la scène côté chambre, un lit d'hôpital, une chaise, une table de nuit, éclairés par une lampe à suspension.

A l'ouverture, seul un faible halo de la lampe à suspension qui oscille éclaire la scène.

Le texte d'Abdu Rimb est une tentative pour produire de la dramaturgie à partir de l'œuvre poétique et épistolaire de Rimbaud et des siens. Il recourt donc à un nombre important de citations, entrelacées à des répliques et monologues inventés. Le but que je m'étais assigné était que les inventions se fondent au mieux dans la langue originale des protagonistes, pour évoquer la biographie entière du poète, et pas seulement sa courte période d'écriture : de ne pas parler de son écriture, mais de la faire nous parler de lui.

Les citations, en italiques dans le texte de la pièce sont référencées dans cette colonne afin de ne pas trop gêner la lecture dans la continuité.

ACTE 1

Arthur (off) : Voyeurs cyniques, espèce gluante, perdue, âmes assassinées !... morts ?... ou bien… moi ? procès manqué ! Ô petits juges idiots, Seigneur, voici donc revenu le temps des parnassiens ! Voici Parmerde, Massilia, Charlestown, Parmerde, Aden, Zanzibar… Zanzibar : entendre encore une fois la sinistre musique du savant (il rit).

/premier éclair d’orage. L’Autre entre et traverse la scène de cour à jardin au rythme des éclairs, puis va s’asseoir à la table de la chambre/

Il rit, ou il est mort ? Partout traqué, le glinglin pointilleux de ses écrits rimant au noir, qu’il exècre… D’autres, nous, les avons rengorgés, chapeaux bas et pillés, comme de vains plumitifs – lourde présomption : envoûtés… oui : érecteurs de statues !

Or moi, pitre féroce, inutile, acclamé d’outre-tombe et inutile à toute aube, please, please, iza bitridou, por favor, s’il vous plaît, ô please il est bien tard, toujours, toujours trop tard… il est bien las, merci, foutez-moi la paix.

/la lumière stabilisée éclaire un crépuscule où se découpent en ombre chinoise les volumes du décor. Isabelle entre à jardin, tandis que paraît côté cour la civière portée par quatre éthiopiens. Fond sonore de brousse mouillée, cris d’animaux, mouches. Le cortège avance très lentement/

Isabelle (un cahier à la main): Eveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit des choses bizarres très doucement. Ce qu’il dit, ce sont des rêves, - pourtant ce n’est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu’il le fait exprès.

lettre d'Isabelle à sa mère
28/10/1891

Arthur (aux porteurs) : Ne vous arrêtez pas, marchez ! (se redressant dans son lit) La main à plumes vaut la main à charrue.(…)
Après, la domesticité mène trop loin.
L’honnêteté et la mendicité me navrent. Les criminels dégoûtent comme des châtrés :

(se levant) Moi, je suis intact et ça m’est égal. J’ai dit marchez, la nuit tombe !

/tandis que le cortège sort, Arthur va s’asseoir à la table où l’Autre écrit depuis le début de la tirade. Isabelle arrange le lit/

Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n’en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul : je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, - représentants du Christ. Le sang païen revient ! L’esprit est proche (…)
Hélas ! L’Evangile a passé ! L’Evangile ! L’Evangile. J’attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
/il se lève et déambule dans le décor Harar/ Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe (…)
Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux ; sur mon masque on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé (…)
On ne part pas (…)

/il retourne à sa chambre, puis à son lit/.
La dernière innocence et la dernière timidité. C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons (…)
A qui me louer ?
Quelle bête faut-il adorer ?
Quelle sainte image attaque-t-on ?(…)
Quel mensonge dois-je tenir ?
Dans quel sang marcher ?

Une Saison en Enfer
mauvais sang

/entrée vive de Vitalie Cuif/

Vitalie : Qu’est-ce que tu fais Arthur ?

L’Autre : J’écris.

Vitalie : Tu écris… couché ?

L’Autre, se levant : Je ne suis pas couché, voyons. Je marche, tu ne vois donc pas ? Je suis un piéton et je marche.

Vitalie : Qu’est-ce que tu fais ?

Arthur, se dressant brusquement sur son lit : Djami !

/L’Autre s’arrête instantanément, Vitalie s’assied/

Vitalie, farfouillant parmi les papiers qui jonchent la table : Qu’est-ce que c’est que ces horreurs ?

Arthur : Djami !

Isabelle : calme-toi Arthur, ce n’est rien.

Arthur, sanglotant : Djami… c’était un rêve, un rêve…

Isabelle : Oui, oui…

Arthur : Qu’est-ce que tu en sais ? Tu rêves à ma place peut-être ? Regarde ! /Isabelle ne se retourne même pas/ Elle est encore là, assise, à fureter, à se scandaliser ! Tu ne la vois donc pas ?... la Bouche d’Ombre.

Isabelle : Allons, calme-toi

Arthur : Non, elle m’épiait… vous êtes sans cesse à me surveiller… je n’ai jamais été entouré que de maudits professeurs, de cerbères… Dis-moi, dis : je vais crever, hein, c’est çà ? Je vois bien que je ne suis qu’une charogne, je dégoûte

Isabelle : Non, non…

Arthur : Ô marcher, partir ! Tu as bien commandé cette jambe articulée ?

Isabelle : Bien sûr : ce qui se fait de mieux, comme tu l’as demandé.

Arthur : Où est-elle ? Qu’est-ce qu’on attend pour me la livrer ?... ça ne fait rien, j’ai toujours cette prothèse de bois en attendant. Je suis si faible… Quelle misère que cette vie, n’est-ce pas, quelle dérision !

Isabelle : Ne sois pas injuste. Tu as encore de la chance, tu cicatrises bien ; les médecins me l’ont confirmé. Et puis nous sommes là, maman et moi et même, quand l’une ou l’autre nous sommes obligées de rentrer à Roche, nous souffrons avec toi.

Arthur, ironique : vous souffrez, oui… vous êtes bonnes… Maman ?

/Vitalie se lève et s’approche du lit. Isabelle et elle se croisent sans un regard. Isabelle s’assied à la table et ne cesse plus de prendre des notes/

Vitalie : qu’y a-t-il mon fils ? /elle prend dans le meuble de chevet une broderie et se met à l’ouvrage/

Arthur : C’est qu’il me faut des livres, et je compte sur vous pour me les faire passer. On s’ennuie tellement ici. Ces livres me seront très utiles dans ce pays où il n’y a pas de renseignements, et où (…) on devient bête comme un âne (…) Je vous envoie un chèque de cents francs (…) et achetez moi les livres que je dis. La dépense de ces livres est utile. Vous n’aurez qu’à m’adresser le tout à Aden. Notez :

Rimbaud aux siens
19/03/1883

Vitalie, tout en brodant : Tu as la fièvre, Arthur.

Arthur, dictant : Debauve, Exécution des travaux, un volume au prix de 30 francs ; Lalanne et Sganzin, Calculs abrégés des terrassements, qui coûte 2 francs ; Debauve, Géodésie,

Vitalie : un volume, qui coûte 7 francs 50 ; Delaunay, Cours élémentaire de mécanique, 8 francs

Arthur : le tout pour un total de 47,50 francs. /il se lève/

Vitalie : Arthur, qu’est-ce que tu fais ?!

/il se dirige vers l’Autre, autour duquel il se met à tourner/

Arthur : cher monsieur ! Vous revoilà professeur. On se doit à la société m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière.

/la musique démarre, sorte de bourdonnement inquiétant de sirène, qui va s’amplifiant jusqu’à la fin de la seconde strophe des poètes de sept ans

moi aussi, je suis le principe. Je me fais cyniquement "entretenir" : je déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action ou en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. "Stat mater dolorosa, dum pendet filius"…

/il s'arrête un instant et regardant fixement l'Autre /

Excusez-moi père, je vous avais pris pour un ancien professeur /désignant sa mère:/ Elle aussi sans doute, n'est-ce pas, père ? Vous n'êtes plus là depuis si longtemps… Papa ? Allons répondez, où êtes-vous ?

Vitalie, à l’Autre : sachez, cher monsieur Izambard, que je vous suis on ne peut plus reconnaissante de tout ce que vous faites pour Arthur. Vous lui prodiguez vos conseils, vous lui faites faire des devoirs en dehors de la classe, c’est autant de soins auxquels nous n’avons aucun droit. Mais il est une chose que je ne saurais approuver, par exemple la lecture d’un livre comme celui que vous lui avez donné il y a quelques jours, "les Misérables" de Victor Hugo. Vous devez savoir mieux que moi, monsieur le professeur, qu'il faut beaucoup de soin dans le choix des livres qu'on veut mettre sous les yeux des enfants. Aussi j'ai pensé qu'Arthur s'est procuré celui-ci à votre insu, il serait certainement dangereux de lui permettre de pareilles lectures.

/elle se signe et reprend son ouvrage/




col. 1 :
Rimbaud à G. Izambard
13/05/1871




col. 2 :
Vitalie Cuif à G. Izambard
4/05/1870

L'Autre : Et la mère, fermant le livre du devoir
S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences
L'âme de son enfant livrée aux répugnances.

Tout le jour il suait d'obéissance :
très Intelligent ;
pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
A l'aine, et dans ses yeux fermés voyaient des points.

Les Poètes de sept ans

/entrée du chœur. Arthur rejoint les musiciens et se met au piano en fredonnant. Isabelle rejoint le chœur. L'Autre reste statique. Vitalie brode. La musique devient mélodique/

Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe
Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.(…)

Isabelle : Des fois on le retrouvait au fond du jardin, terrorisé, les yeux vitreux. Si on l'interrogeait il ne répondait pas, il restait couché contre le mur. Seule notre sœur Vitalie avait quelque chance de mettre fin à son mutisme. Pourtant, il adorait jouer. Il rapportait à la maison des tas d'objets qu'il avait échangés avec les petits enfants du quartier. Le dimanche, il restait des heures dehors, été comme hiver, à courir on ne sait où.

Isabelle : Maman était un peu inquiète à cause de lui… Mais c'est normal pour une mère de s'inquiéter pour ses enfants. Il n'était ni meilleur ni pire que les garçons de son âge… un peu sauvage, mais très doux. Il aimait beaucoup maman, pour rien au monde il n'aurait voulu lui causer le moindre tracas. C'était son caractère… Très bon élève en classe…

Arthur (chanté) :
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puants la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !

Isabelle et Arthur en duo (chanté) :
Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s'effrayait ; les tendresses profondes
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !

/la musique continue, violente, obsessionnelle. Les noirs du chœur, approchés de l'Autre, prennent d'étranges poses, à la limite du rituel ou de l'incantatoire. Vitalie de son côté commence à manifester des signes d'inquiétude qui l'amèneront à un paroxysme hystérique où, agrippée au lit elle ne cessera de répéter : Qu'est-ce que tu fais Arthur ? Qu'est-ce que tu as ?/

Isabelle enchaîne, parlé :
A sept ans, il faisait des romans sur la vie
Du grand désert, où lui la liberté ravie,
Forêt, soleils, rives, savanes! –il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.

Il n'aimait pas Dieu, mais les hommes, qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambours
Font autour des édits rire et gronder les foules.


Une mère, ça s'inquiète toujours, forcément… c'est normal maman, tu entends : c'est normal ! Alors arrête de pleurer, arrête ce cirque !

Arthur enchaîne, parlé : Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. (…) Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse en s'en clamant les auteurs! (…) La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière : il cherche son âme, il la tente, il l'inspecte, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver; (…)

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. (…) il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême savant!(…) Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs : ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !

col.2 : Rimbaud à P. Demény 15/05/1871

/au paroxysme de la douleur, Vitalie se précipite au devant des autres. La musique extrêmement stridente s'arrête d'un coup/

Vitalie : Assez démons, sortez ! Allez vous en ! Vous ne voyez donc pas que vous lui faites du mal ! Sortez !... Arthur, mon fils, mon pauvre petit, viens ici, viens… Tu as la fièvre, viens, ne t'inquiète pas. Il ne faut plus penser, il n'y a que la mort au bout de tout ceci. /tous sortent sauf Arthur. La lumière devient pénombre/ Partez, je vous en prie, laissez mon fils, c'est un bon garçon au fond, je le connais bien. Allez vous en !

/Arthur retourne à son lit, comme un somnambule/

Le chœur, se retirant : L'automne déjà ! Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine,- loin des gens qui meurent sur les saisons.

Vitalie : Seigneur aidez-nous, aidez ce pauvre agonisant… Prenez pitié Seigneur !

Arthur : Vous êtes là maman ?

Vitalie : Oui.

Arthur : Il ne faut pas me laisser, vous savez…

Vitalie : Je ne te laisse pas.

Arthur : Tu pleurais ? /sa mère prend une bible sur la table de nuit, l'ouvre et lit/ J'ai l'impression d'avoir tant souffert, tant vécu de vies… J'ai peur… Qu'est-ce que tu lis ?

Vitalie : La Parole du Seigneur, mon fils. On y trouve beaucoup d'apaisement. J'y puise le réconfort à notre misère.

Arthur : La Parole, hum, bien sûr… Allah Kérim !

Vitalie : Qu'est-ce que tu dis ?

Arthur : Allah Kérim, Dieu l'a voulu, quelque chose comme : ainsi soit-il, pour les musulmans.

Vitalie : Les infidèles ! Il ne faut pas dire ça, Dieu ne veut pas notre malheur, c'est un blasphème !

Arthur : Qu'est-ce que tu en sais ?

Vitalie : Oh! Bien sûr, je ne suis pas si instruite que tu l'es, mais je ne crois pas que ces choses-là dépendent de la science ; Christ est venu pour les humbles : "Heureux les simples en esprit".

Arthur : Tu ne doutes jamais, c'est ce qui te tient… Tu sais, j'ai vu des choses terribles là-bas… mais j'aime ce pays, j'ai horreur du froid et puis, il y a moyen pour un honnête homme d'y gagner honnêtement sa vie.

Vitalie : Quelqu'un d'aussi sensible que toi n'aurait jamais dû aller chez ces sauvages. Tu as toujours été beaucoup trop impressionnable.

Arthur, plus amusé qu'agacé : Tu ne vas pas recommencer ! je suis un vieil homme maintenant !

Vitalie : Tu serais moins vieux si tu étais resté chez nous… Tu as beaucoup souffert ?

Arthur : D'ennui surtout, d'ennui… mais j'ai marché…

/la lumière lentement remonte sur le décor Harar/

Vitalie : Tu te fais souffrir inutilement. Pense plutôt que tu as de la chance : tu cicatrises bien, dans quelques mois tu pourras retourner à Aden ; et avec tous les amis que tu y as laissés, tu retrouveras sûrement une bonne situation.

Arthur : Où as-tu placé l'argent que j'ai rapporté ? Il y a 37450 francs, c'est une somme, et ça coûte tant à gagner !

Une Saison en Enfer
Adieu

Vitalie : Ne t'inquiète pas, tu sais que tu peux t'appuyer sur ta famille. /la prière d'un muezzin s'élève en off. Arthur s'assoupit ; Vitalie va s'asseoir à la table et se met à écrire à haute voix/ Marseille le 8 juin 1891; ma chère enfant mes paquets sont prêts. Je compte partir demain; (…) Je voulais partir aujourd'hui, mais les larmes d'Arthur m'avaient ébranlée ; et puis, pour rester, il faudrait que je reste encore un mois : cela n'est pas possible. Je fais tout pour le mieux : que la volonté de Dieu se fasse !

Vitalie Cuif à Isabelle
8/06/1891

Arthur : Tu as encore dis un gros mot… Si, tu as dit "Dieu"… vieille lune, vieilles énormités crevées !

Vitalie : Arthur, Arthur, je t'en prie !...

Arthur : Dieu, Allah, Vishnu, Jupiter : gouapes, mangeurs de caca ! /Vitalie se signe/ Priés comme on s'accorde une pitié, une manie écoeurante ! J'en ai soupé de toutes ces simagrées données à des simulacres ! Et cesse de te signer ! Je veux partir, foutre le camp d'ici ! ça pue la mort et la sueur de défécateurs !

Vitalie, pour elle-même : Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs, …

Arthur la coupe, halluciné : Suffit Addullah !

Vitalie : Qu'est-ce que tu dis Arthur ?!

Arthur : ça suffit, assez de prières, vous ne voyez donc pas qu'il n'y a rien ?! Bon dieu, il n'y a que l'or, l'or ! – vous entendez ?!

Vitalie, affolée : Qu'est-ce que tu as ? Mais qu'est-ce qu'il a ? Mon Dieu, Arthur, la douleur t'a dérangé l'esprit !

/la voix du muezzin s'estompe/

Arthur : Tu n'entends donc rien ?

Vitalie : Mon Dieu, Arthur je t'en prie, calme-toi.

Arthur : Ce n'est rien, j'y suis, j'y suis toujours

Vers nouveaux et chansons

Vitalie : Mais qu'est-ce que tu as ?

Arthur : Rien je te dis, rien… c'est passé, on chantait près de moi. /entrée de l'Autre qui avance jusqu'au centre de la scène/ Vous restez, n'est-ce pas ?

Vitalie : Je dois partir, Arthur.

Arthur : Mais je ne suis pas encore guéri ! Non maman, reste, je t'en supplie, prends soin de ton fils… Garde-moi, c'est ça, garde-moi… Si tu n'es pas ici pour veiller sur moi, ils me tueront !

Vitalie : Allons Arthur, sois raisonnable. Tu vois bien que tu n'es pas malade ! Encore quelques jours et tu pourras venir nous rejoindre. Les médecins ne te veulent que du bien ; ils disent que l'air de Roche fera le plus grand bien à un convalescent. Et puis pense à nous : j'ai tout laissé à moitié là-bas, après ton affreux télégramme…

Arthur : Bien, alors jure-moi une chose

Vitalie : Laquelle ?

Arthur : C'est de me garder près de vous, à Roche, et même… avec Isabelle… priez votre Seigneur pour moi.

/Vitalie sort. La lumière sur Arthur baisse d'intensité tandis que le visage de l'Autre s'éclaire/

L'Autre :

Tant que la lame n'aura
Pas coupé cette cervelle
Ce paquet blanc vert et gras
A vapeur jamais nouvelle,

(Ah ! Lui, devrait couper son
Nez, sa lèvre, ses oreilles,
Son ventre ! Et faire abandon
De ses jambes ! ô merveille !)

Mais non, vrai, je crois que tant
Que pour sa tête la lame
Que les cailloux pour son flanc
Que pour ses boyaux la flamme

N'auront pas agi, l'enfant
Gêneur, la si sotte bête,
Ne doit cesser un instant
De ruser et d'être traître

Comme un chat des Monts - Rocheux
D'empuantir toutes sphères !
Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu
S'élève quelque prière !

Arthur :
Paul ?...
c'est toi Paul ?...
Maudit animal,
vas-tu répondre ?!
Paul !

Honte

Arthur : Ainsi c'est bien vrai… Je ne m'attendais pas à te voir ici. C'est plutôt gentil d'être venu me rendre visite… à moins que… évidemment ! Vieille canaille, on vient constater l'étendue des dégâts ? C'est ça ?... Mieux encore : une manœuvre, un testament de dernière heure ? Tu n'aurais pas abandonné ta tendre et chère juste pour la courtoisie ? Je suis riche, maintenant !... Mais je ne suis pas encore crevé… Oh ! Au fond tu as eu raison, tu as eu sacré bon dieu de foutrement raison : il faut aimer, être fidèle. C'est ça ?... Moi, je n'ai jamais su ce qu'était la tendresse, ni le temps :

"Si j'ai du goût ce n'est guère / que pour la terre et les pierres / Dinn ! Dinn ! Dinn !" – tu te souviens, l'affreux grelot ? dinn, dinn, dinn… La table est mise ! Le rappel !... Je veux tout, tout de suite. Mais j'aurai un fils, oui, oui… J'ai de l'or, tu sais, à présent, des tas d'or ! Et encore /il fait mine de chercher sous ses couvertures/ un plein magasin de dents d'ivoire, des tissus… Plus une once de poésie, je suis lavé ! J'irai à Roche et j'épouserai, il s'en trouvera bien une pour l'infirme que je suis /il se lève complètement exalté, avance vers l'Autre/, je suis riche ! et j'aurais un fils, j'en ferai un ingénieur, il s'occupera de science ! Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière.

Fêtes de la Faim

Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé (…) /entrée du chœur, musique/ Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer.

Une Saison en Enfer
Mauvais Sang

Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. – Le plus malin est de quitter ce continent où la folie rôde (…) Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant. /il repousse l'autre, s'empare d'un micro. Isabelle entre/ J'ai tous les talents ! – Il n'y a personne ici, et il y a quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor.- Veut-on des chants de nègres, des danses de houris ? /brève chorégraphie menée par l'Autre sur une musique rythmée qui brise net et enchaîne sur un rythme beaucoup plus lent/

Une Saison en Enfer
Nuit de l'Enfer

Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Sensation

Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'Anneau ?/il désigne Djami/ Lui :

Djami (chanté) :

Ta poitrine sur ma poitrine
Hein ? Nous irions
Ayant de l'air plein les narines,
Aux frais rayons

Isabelle enchaîne :

Amoureuse de la campagne
Semant partout,
Comme une mousse de Champagne
Ton rire fou (…)

Isabelle et Arthur :

Ta poitrine sur ma poitrine
Mêlant nos voix,
Lents nous gagnerions la ravine,
Puis les grands bois ! (…)

Djami :

Tu viendras, tu viendras, je t'aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n'est-ce pas, et même…

Les Réparties de Nina

/stop musique/

Arthur : Et mon bureau ? /il fait une courte pose et après un geste de dépit/ Veut-on ? Je ferai de l'or, des remèdes… Musique ! /la musique reprend/

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre;(…)

Voyelles

Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, - même les petits enfants. Qu'on répande sur vous son cœur, - le cœur merveilleux ! – pauvres hommes, travailleurs !

Nuit de l'Enfer

Isabelle (mélodié) : Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du Diable,
Les squelettes de Saladins.

/tous se mettent à danser sauf Arthur. Vitalie entre/

Arthur (parlé) : Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël !

L'Autre : Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Isabelle (chanté) : Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du Diable,
Les squelettes de Saladins.

Bal des Pendus

Arthur (parlé) : Hurrah ! Les gais danseurs qui n'avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! Qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons ! (…)

/au comble de l'exaltation, Arthur s'aperçoit que sa mère ne danse pas. Il la saisit ; commence alors un grotesque tango où les six strophes de la première partie de "ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" sont alternativement chantées par :/

Un musicien : Ainsi, toujours, vers l'azur noir
Où tremble la mer des topazes,
Fonctionneront dans ton soir
Les Lys, ces clystères d'extase !

A notre époque de sagous,
Quand les plantes sont travailleuses
Le Lys boira les bleus dégoûts
Dans tes proses religieuses!

Isabelle : - Le lys de Monsieur de Kerdrel,
Le Sonnet de mil huit cent trente,
Le Lys qu'on donne au Ménestrel
Avec l'œillet et l'amarante !

Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !
Et dans ton Vers, tel que les manches
Des Pécheresses aux doux pas,
Toujours frissonnent ces fleurs blanches !

Un musicien : Toujours, Cher, quand tu prends un bain
Ta chemise aux aisselles blondes
Se gonfle aux brises du matin
Sur les myosotis immondes !

L'amour ne passe à tes octrois
Que les Lilas, - ô balançoires !
Et les violettes du Bois,
Parfum sucré des Nymphes noires !

Ce qu'on dit au Poète à Propos de Fleurs

/enfin la mère parvient à se dégager de l'étreinte d'Arthur. Elle se précipite sur Isabelle qu'elle gifle puis, tandis que le spectacle organisé par Arthur reprend son cours, elle va s'effondrer en sanglots sur la chaise. Le tango s'est transformé en sinistres hurlements de saxophone/

Arthur : Ecoutons la confession d'un compagnon d'Enfer :

L'Autre : Ô Divin Epoux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus humble de vos servantes. Je suis perdue. Je suis saoûle. Je suis impure. Qu'elle vie ! (…) Je suis esclave de l'Epoux Infernal, celui qui a perdu les vierges folles. (désignant Arthur) C'est bien ce démon-là (…) J'ai peur. Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez bien !

Une Saison en Enfer
Vierge Folle

Arthur : Y a qu'à demander ! Je travaille du bulbe moi, je livre, j'écrouille ! Y a qu'à demander, je suis riche, écoutez : /il chante comme on brame une horrible comptine/

Un soir tu me sacras poète,
Blond laideron :
Descends ici que je te fouette
En mon giron

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiments
- Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !

/la musique s'arrête. Tous sauf Vitalie l'entourent dans un silence inquiet/

Mes Petites Amoureuses

Encore ! J'en ai encore ! (il mime et grimace:)

Bien tard quand il se sent l'estomac écœuré
Le Frère Milotus, un œil à la lucarne
D'où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.

/beaucoup des présents se tournent vers la mère qui leur renvoie un regard accusateur épouvanté ; certains pourtant semblent prendre part lentement à cette farce de potaches/

Il se démène sous sa couverture grise
Et descend, ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise,
Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
A ses reins largement retrousser sa chemise !
/il fait des bruits obscènes en s'accroupissant, imité par plusieurs de ses spectateurs/
Or, il s'est accroupi, frileux, les doigts de pieds
Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papier ;
Et le nez du bonhomme où s'allume la laque
Renifle aux…

Vitalie, coupant net : Arthur ! Arthur mon fils, qu'est-ce que tu fais ?

/toute la scène plonge brusquement dans l'obscurité, seul Arthur et sa mère sont encore éclairés/

Arthur : Je me casse, maman. /il sort/

Accroupissements

Rideau - fin du 1er acte