rubrique

Abdu Rimb, tragédie musicale

affich corbeauxcorbocorbeaux corbeauxcorbo corbeaux

A l'ouverture une violente lumière rouge éclaire tout le décor. Seuls les musiciens sont sur scène, ils jouent un progressive jazz tranquille, ponctué de temps à autre de légères stridences. Bruit de ressac doux en ambiance.

ACTE 1

Arthur (off) :

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages
Porteurs de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec les haleurs ont fini ces tapages
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

le Bateau Ivre

/Arthur entre. Le bruit de ressac se fait plus présent. Arthur déambulera dans une hâte émerveillée, guidé par les "éléments". Le musique va crescendo/

Arthur : Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !

/la lumière devient pourpre, le ressac se fait plus léger/

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

/fin du ressac ; lumière bleue soudaine/

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

/du décor de fond qui semble se mettre à osciller lentement sourdent des grincements de plus en plus profonds/

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

/la musique atteint son intensité maximum. Vitalie et Isabelle entrent à jardin, vont à la table où Isabelle installe un écritoire, tandis que sa mère ouvre les volets/

Arthur, continuant comme si de rien n'était :

J'ai suivi, des mois pleins, pareilles aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

/Vitalie s'assied et prend sa broderie dans son sac. La déambulation d'Arthur se limite maintenant au côté Harar de la scène. La musique decrescendo devient fond musical/

Vitalie : Note Isabelle /elle dicte/ : Mon fils, à la ligne, nous n'en pouvons plus de te savoir par monts et par vaux. Voilà déjà un mois que nous n'avons rien eu de toi, virgule, et ta dernière lettre de Gênes en Italie annonce ton départ pour l'Egypte, Point d'exclamation. Que fais-tu maintenant ? Songe que nous sommes bien loin de toi, ici où il fait un froid glacial à cette époque /elle s'interrompt/ Ah! Je n'en peux plus d'attendre toujours après lui ! Tu finiras, ma chère Isabelle.

Isabelle : Oui maman, repose-toi.

Vitalie : N'oublie pas de lui rappeler ses devoirs envers notre Seigneur.

Isabelle : Bien sûr maman.

/la musique s'arrête/

Arthur :

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

Off Arthur : Je me porte mal : j'ai des battements de cœur qui m'ennuient fort. Mais il vaut mieux que je n'y pense pas. (…) cependant l'air est très sain ici.

Arthur aux siens
17/08/1880

Arthur :

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

/retour du fond musical sonore/

Off Arthur :

J'ai cherché du travail dans tous les ports de la Mer Rouge, à Djeda, Souakim, Messaouah, Hodeidah (…) J'ai été malade en arrivant à Aden. Je suis employé chez un marchand de café, où je n'ai encore que sept francs. Quand j'aurai quelques centaines de francs, je partirai pour Zanzibar…

Arthur aux siens
mai 1880

/deux éthiopiens entrent, à qui Arthur désigne des sacs de café qu'ils emportent/

Isabelle, terminant la lecture de la lettre de mai : "Donnez-moi de vos nouvelles." Et c'est signé "Rimbaud, Aden-camp".

Vitalie : Quel fils est-ce donc ?! Le voilà qui nous écrit pour la première fois depuis des mois, et le drôle ne se rend pas compte du chagrin qu'il nous cause ! De quand est-ce daté ?

Isabelle : Le 17 août 1880… il y a trois semaines… Qu'il est loin !

Vitalie, agacée : Oui, oui… Bon, réponds-lui, moi je n'y tiens pas.

Isabelle : Tu as tort maman, tu te fais du mal en voulant le punir. Et puis, je suis sûre qu'il n'y a pas pensé, dans sa nouvelle vie… ça a dû être si éprouvant de chercher du travail dans un pays qu'il ne connaît pas…

Vitalie : Sans doute, sans doute… Mais c'est bien lui qui l'a voulu, n'est-ce pas ?

Arthur, se relisant : La Maison a fondé une agence au Harar, une contrée que vous trouverez sur la carte au sud-est de l'Abyssinie. On exporte là du café, des peaux, des gommes (…) Il va sans dire qu'on ne peut aller là qu'armé, et qu'il y a danger d'y laisser sa peau dans les mains des Gallas /arrivé en fin de relecture il ajoute, écrivant / – quoi que le danger n'y soit pas très sérieux non plus.

Arthur aux siens
novembre 1880

Mes appointements sont de 300 francs par mois, en dehors de toute espèce de frais, et tant pour cent sur les bénéfices.

/quatre éthiopiens apportent des fusils, des petits sacs, des brides, qu'Arthur inspecte et fait ranger/

Vitalie : Ecris, Isabelle : Aujourd'hui Dimanche 5 Mai 1881. Arthur, mon fils, nous sommes sans nouvelles de toi depuis plus d'un mois. Point. Ces silences répétés sont insupportables… Mets un point d'exclamation ici. Si tu ne nous écris que pour te faire envoyer des livres, ce qui est très ennuyeux compte tenu des commandes à passer et à vérifier, des avances d'argent souvent importantes et des comptes à tenir, je préfère ne plus m'en occuper. Et quelle manie

Isabelle : Pas si vite, maman

Vitalie : quelle manie as-tu, aussi, d'acheter tout ce qu'il y a de plus cher ? Aujourd'hui c'est le jour du Seigneur, virgule, et je ne peux que souhaiter que Dieu aie pitié de nous, virgule, et qu'il me donne la force et un enfant plus aimant et attentionné. A la ligne. Ma santé est remise, mais je vois bien que tu n'en as cure. Que te chaut en effet la santé et l'inquiétude de ta pauvre famille ? J'envie les gens qui n'ont pas un fils, comme moi, qui se promène aux cent diables et dépense des fortunes en achats de livres et de matériel moderne pour des soi-disant travaux qui ne rapportent jamais rien.

Isabelle : Tu y vas fort, maman : c'est vrai qu'il dépense beaucoup, mais il sait sûrement où il va.

Vitalie, en colère : C'est qu'il aurait beaucoup changé alors !

Arthur, tandis que les éthiopiens vont et viennent : Chers amis, vous êtes en été, et c'est l'hiver ici, c'est-à-dire qu'il fait assez chaud, mais il pleut souvent (…) Pour moi, je compte quitter prochainement cette ville-ci pour aller trafiquer dans l'inconnu (…) Je vais acheter un cheval et m'en aller. Dans le cas où cela tournerait mal, et que j'y reste, je vous préviens que j'ai une somme de 7 fois 150 roupies (…) que vous réclamerez, si ça vous semble en valoir la peine.

Arthur aux siens
janvier 1881

/il se dirige vers le piano et, comme un souvenir inidentifié, chantonne ce qu'Isabelle avait chanté au premier acte/

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du Diable,
Les squelettes de Saladins.

Bal des pendus

/les Ethiopiens sortent, Arthur continue de jouer/

Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai. Je suis heureux de savoir que ta santé s'est remise et que tu peux rester en repos (…) Hélas ! moi je ne tiens plus du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue (…) Heureusement que cette vie est la seule, et que c'est évident, puisqu'on ne peut s'imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! Je reviens d'une campagne en dehors, et je repars demain pour une nouvelle campagne à l'ivoire.

Rimbaud aux siens
25 mai 1981

/il continue de jouer sur tout le dialogue suivant/

Isabelle : On dit qu'il s'est fait monter un piano. Il ne cesse de voyager, et la Société de Géologie a même publié récemment le récit d'un de ses voyages. Il travaille beaucoup, il doit être riche à présent !

Vitalie : Il n'en rend pas assez de grâces au Seigneur.

Isabelle : Nous n'en savons rien. Je crois au contraire que le Seigneur l'éclaire.

Vitalie : Dieu t'entende ! Il est vrai qu'avec le peu qu'il nous écrit, nous aurions bien du mal à nous faire une idée.

Isabelle : Aussi, tes réponses sont toujours pleines de reproches

Vitalie : C'est que nous avons des reproches à lui faire ! Il ne nous dit rien, il ne fait que commander ! Songe-t-il seulement comme je vieillis, et que je pourrais bien mourir sans l'avoir revu ?

Arthur, toujours au piano :
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Echouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

Le bateau ivre

Isabelle : On dit qu'il est très estimé, là-bas, qu'il s'est fait une réputation de savant et d'honnête homme. Il est aimé des indigènes, les négociants européens le respectent. Il me manque.

Voix off : Entre les soussignés M. Pierre Bardey, négociant à Aden, et M. Arthur Rimbaud, il a été convenu ce qui suit : M. Rimbaud s'engage à exécuter tout ce qui sera commandé ayant rapport aux affaires de son commerce (…) En échange M. Pierre Bardey accorde à M. Rimbaud un appointement de 150 roupies par mois pendant toute la durée de l'engagement (…)

contrat Bardey/Rimbaud
10/06/1885

Arthur, qui abandonne le piano :

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, des poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux…

Presque île, ballotant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir à reculons !

le Bateau Ivre

/retour au piano ; l'orchestre l'accompagne/

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur,

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,
Millions d'oiseaux d'or, ô future vigueur ? –

/il cesse de jouer, seul l'orchestre enchaîne/

Mais vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

corbeaux

/il plaque rageusement un dernier accord/

Je trime comme un âne dans un pays pour lequel j'ai une horreur invincible.

Arthur aux siens
10/05/1882

Vitalie, tandis qu'Isabelle note : Arthur, mon fils, ta dernière lettre nous a beaucoup inquiétées, ta sœur et moi. Quand vas-tu enfin te reposer, et arrêter un peu toutes ces expéditions et ces fatigues… Allons, aide-moi

Isabelle : incessantes ?

Vitalie, après un geste de dépit : … toujours plus grandes, virgule, et injustifiées au regard de ce qu'elles te rapportent.

Arthur, exaspéré : Je sais le prix de l'argent, et si je hasarde quelque chose c'est à bon escient !

Arthur aux siens
08/12/1882

Vitalie, dictant toujours : Repose-toi plutôt. Pourquoi ne pas venir nous rendre visite ?

Arthur : Djami ! /Djami entre/ Penses-tu qu'un homme de trente-six ans, dans ma situation, puisse encore trouver une bonne épouse ?

Djami : Bien sûr sahib

Arthur : Naturellement, il faudra qu'elle accepte de venir vivre ici avec moi.

Djami : Tu vas partir ?

Arthur : Peu de temps, rassure-toi. Je fais une lettre à ma mère où je la prie de me renseigner sur le sujet. S'il s'en trouve une, eh bien! j'irais en France au printemps prochain disons, pour me marier. Pas avant, ça va bientôt être l'hiver là-bas, et il y fait un froid de loup. Et puis, nous avons le stock de dents d'ivoire à écouler. /il lui tend une lettre/ Tiens, tu la feras partir à la prochaine poste.

Isabelle : Arthur, je prends la plume pour te dire notre joie de ta résolution. Maman est au comble du bonheur et ne trouve pas les mots. Nous préparons déjà ta venue, et tirons mille plans pour te recevoir, pour des promenades avec toi dans les environs et t'aider à trouver une nouvelle compagne. Il ne manque pas de bonnes filles ici, et il va sans dire qu'il y en aura certainement pour te suivre. Tu es, somme toute, devenu un excellent parti, et la vie au Harar présente bien des avantages pour quelqu'un habitué au rude climat de chez nous… Maman, tu es sûre que tu ne veux rien ajouter de ta main ?

Vitalie : Certaine, ma fille. J'ai trop espéré que tout rentre dans l'ordre avec lui pour pouvoir y croire vraiment.

Isabelle : C'est affreux ce que tu dis maman !

Vitalie : Ne crois pas ça : je me réjouis qu'il vienne, et je suis sûre qu'il le fera. Mais je suis une vieille femme à présent, et le jour autour de moi s'éteint. Mes prières ont la couleur de ceux que je rejoins. Si Arthur se marie enfin chez nous, il vaut mieux que ce soit toi qui t'en occupes. A mon âge, je ne veux plus servir que Dieu. Ce que j'espère, c'est qu'il me fera la grâce d'être présente au temps des retrouvailles.

Isabelle : Oh maman ! Tu es merveilleuse ! Le Seigneur t'entende et t'exauce !

Vitalie : Va, ma fille, continue de meubler de projets le retour de ton frère !

Isabelle : Tu verras comme ce sera bon de le revoir ! Il doit être très bel homme, la maturité doit lui aller merveilleusement ! Nous ferons le tour de Charleville, nous le présenterons à nos amis… Comme il va être ému de revoir ses anciens camarades ! S'il reste assez de temps, nous

Arthur, hurlant : Djami ! /il grimace de douleur. Djami entre/ Djami, il faut partir, vite ! J'ai trop mal ! La civière est prête ? Fais-la venir !

/Djami se retourne et fait signe aux trois autres serviteurs d'entrer. Ils chargent Arthur sur la civière et le cortège sort tandis que sur le fond du décor le film en noir et blanc d'un vieux vaisseau ondulant sur les vagues d'une tempête en papier mâché illustre le texte de Barbare qui défile – puis le cortège reparaît, précédé des musiciens et guidé par Isabelle et Vitalie. On dépose la civière près du lit et y installe Arthur. Tous les serviteurs sortent – restent Isabelle, Vitalie, et les musiciens qui jouent doucement/

Arthur, plus halluciné que souffrant : Voici ce que j'ai considéré en dernier lieu comme cause de ma maladie : (…) 15 à 40 kilomètres par jours de cavalcades insensées. Ça a débuté par un coup de marteau (…) sous la rotule, léger coup qui me frappait à chaque minute (…) Puis mes veines ont gonflé tout autour du genou. Je marchais et travaillais beaucoup, croyant à un simple courant d'air. Puis la douleur (…) a augmenté. (…) Je marchais toujours, quoique avec de plus en plus de peine

Arthur à Isabelle
15/07/1891

Isabelle : Tu n'aurais pas dû t'entêter

Arthur : Le dessus du genou a gonflé (…) et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux reins (…) L'appétit se perdait, le sommeil aussi. En huit jours toute la jambe devint raide, complètement raide, et je ne pouvais plus aller aux lieux qu'en me traînant… Tu m'écoutes Isabelle ?! Tu entends ?!

Isabelle : Continue, Arthur, ne t'arrête pas…

/entre l'Autre, habillé en chirurgien. On installe un cadre sommaire sur lequel on tend un drap pour former un paravent entre la salle d'opération ainsi constituée et le public. On opère Arthur (bruits de scie) sur le monologue suivant/

Arthur, haletant : Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours je liquidai tout à perte. Je me fis faire une civière couverte que seize hommes transportèrent (…) Le voyage fut atroce : le deuxième jour, je dus subir la pluie seize heures durant, étendu sans abri. Le soir, on étendait la tente au-dessus de moi à l'endroit même où on me déposait et, creusant un trou de mes mains (…) j'arrivais difficilement à me mettre un peu sur le côté pour aller à la selle sur le trou que je comblais de terre.

/il hurle de douleur, maintenu par les deux femmes. La scie et la musique s'arrêtent. Le chirurgien pousse hors du "bloc opératoire" une longue et lourde masse molle, qui tombe sur le sol : la jambe d'Arthur/

Arthur, gémissant : cette douleur dans l'articulation se serait calmée facilement (…) si elle avait été soignée dès les premiers jours (…) C'est moi qui ai tout gâché par mon entêtement à marcher et à travailler.

/le chirurgien ramasse la jambe et l'enveloppe dans un linge. Isabelle l'aide à rassembler ses instruments et à ôter le paravent. Il sort tandis qu'Isabelle va fermer le volet avant de retourner écrire à la table/

Vitalie : C'est fini, à présent.

Arthur, ironique : Fini, oui, et bien fini. Tu vois l'état où je suis /il désigne sa jambe de bois appuyée à la table nuit/, incapable même de me servir de cette prothèse, qui m'a coûté 50 francs.

Vitalie : C'est une dépense utile, elle te servira quand tu auras repris des forces.

Arthur : A quoi bon ? Mon corps est plus mort qu'un arbre mort – je n'en suis plus à perdre mes feuilles… hop, déjà une branche !

Vitalie : Ne sois pas sinistre, Arthur !

Arthur : Sinistre ?... J'ai été trahi... victime d'une machination de la machinerie. Il y a de quoi être amer, il me semble.

Vitalie : Le corps est une chose sainte, bien mieux qu'une simple machine.

Arthur : Oh! pour le mien, on n'y touche pas !... Mon corps n'a jamais été autre chose qu'un véhicule ! Mais utile, et si fiable ! Si quelqu'un (…) me consultait, je lui dirais : (…) ne vous laissez jamais amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu'on vous ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres en moins. (…) Plutôt souffrir un an comme un damné que d'être amputé. Voilà le beau résultat : je suis assis, et de temps en temps je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles, et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Mais les caresses, maman, les caresses !... Tu parles d'une chose sainte ? Eh bien moi, j'ai un corps amputé qu'on a jamais touché !

Arthur à Isabelle
15/07/1891

Vitalie : Qu'est-ce que tu dis ?

Arthur: Caressez-moi ! Gardez-moi !

Vitalie, passant une main au front de son fils : Dieu te garde, Arthur.

/Arthur presse la main de sa mère contre sa joue et sanglote/

Isabelle : C'est un pauvre garçon qui s'en va petit à petit (…) Point n'est besoin d'espérer, il ne guérira pas ; sa maladie doit être une propagation par la moëlle des os de l'affection cancéreuse qui a déterminé l'amputation de la jambe (…) Trompé par les médecins, il se cramponne à la vie. /elle se lève et va au chevet d'Arthur/ Il voudrait tant vivre qu'il demande n'importe quel traitement. (…) Son grand souci c'est de s'inquiéter de savoir comment il gagnera sa vie (…) et il pleure en faisant la différence de ce qu'il était voilà un an avec ce qu'il est aujourd'hui, il pleure en pensant à l'avenir où il ne pourra plus travailler, il pleure sur le présent où il souffre cruellement, il me prend dans ses bras en me suppliant de ne pas l'abandonner.

Isabelle à sa mère
28/10/1891

Arthur : Isabelle… nous avons la même âme puisque nous sommes du même sang… Je t'en prie, aide-moi à me lever…

/Isabelle, l'aide. Puis tandis qu'Arthur tangue et titube sur ses béquilles, elle se tourne vers le public et dit/

15/07/1891

Isabelle : Eveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel. (…) Ce qu'il dit, ce sont des rêves,- pourtant ce n'est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu'il le fait exprès.

Isabelle à sa mère
28/10/1891

d'abord sentencieuse puis glissant jusqu'au délire de la douleur,Vitalie : Il faut préparer sa mort, sa propre mort. Il faut chaque jour joindre les mains et prier Dieu, et regarder sa tombe. Rien de plus important Isabelle, rien de plus grave, crois-moi. Nous y allons, nous y allons ! Regarde Arthur !... Rien de plus important qu'une tombe, je te le dis : nous vivons pour l'endroit tiède, la terre humide qui nous attend de toute éternité… Aussi, il faut être propre. La propreté, Isabelle, il n'y a que ça qui compte. Il faut la propreté, un lieu d'accueil, et l'énergie. Il faut entretenir quotidiennement le lieu d'accueil. La propreté ! Soigne-le, Isabelle, notre caveau ! Moi, je ne voudrais pas coucher à côté de fleurs sèches. Pensez-y mes enfants : j'ai horreur de la moisissure, la pauvreté… Tu m'entends Isabelle ?! Pauvre terre, ça n'est pas normal… Tu m'entends ? Notre tombe, c'est une maison. Votre père et moi n'avons jamais été d'accord là-dessus, ça l'a mené où ? Tu entends Arthur ? Il ne voulait pas soigner les cercueils, aérer, tu comprends ?... Mais ne t'inquiète pas, je suis là, je saurai bien m'occuper de ton cerc… Arthur, tu auras bien chaud, tu me crois n'est-ce pas ? Qu'est-ce que tu fais Arthur, qu'est-ce que tu as ?

Arthur : L'automne déjà!- Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine,- loin des gens qui meurent sur les saisons.

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme, au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule, reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J'aurais pu y mourir… L'affreuse évocation ! J'exècre la misère (…)

/entrée des musiciens jouant. Lentement tous les personnages vont former un demi-cercle derrière Arthur/

Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau (…) d'or agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! Je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit! Le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau!... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. Que parlais-je de main amie! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs,- j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ;- et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Une Saison en Enfer
Adieu

/il se dirige titubant vers le lit, épuisé, s'y couche lentement –la musique l'accompagne diminuendo jusqu'au relais de la voix off/

Arthur (off) : Un lot : une dent / Un lot : deux dents / Un lot : trois dents / Un lot : quatre dents / Un lot : deux dents.
Monsieur le directeur des Messageries maritimes, je viens vous demander si je n'ai rien laissé à votre compte. Je désire changer aujourd'hui 9 novembre 1891 de ce service-ci, dont je ne connais même pas le nom, mais en tous cas que ce soit le service d'Aphinar. Tous ces services sont là partout, et moi, impotent, malheureux, je ne peux rien trouver, le premier chien dans la rue vous dira cela.
Envoyez-moi donc le prix des services d'Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord…

FIN