Claire : voilà un personnage digne de l'histoire de Michel !... L'étoffe d'une passion, la sienne en tout cas, et la première à ce jour. Il se souviendra toujours de leur première rencontre, la méprise qu'il a failli en faire... complètement passer à côté, perdu qu'il était dans ses préventions, à force de fréquenter les poupées à 300 balles des peep-show. Il ne l'avait pas senti, mais il commençait salement à s'installer dans des jouissances tellement de masturbé, qu'il n'imaginait plus de ne pas les payer, les filles... Des crises de possessions faciles, du salariat sans négociations, sans embauche... Du suivi pourquoi pas, des hiers ou des demains à la rigueur, quand ça pouvait renforcer le plaisir, mais surtout pas d'engagement, pas de durée... Vraiment personne en face… Sans s'en rendre compte. À porter, curieusement, un regard de plus en plus sévère, moral, sur toutes les autres en général, et même sur les salauds qui trompaient leurs épouses... il ne supportait plus... les mecs qui lui racontaient au boulot leurs coucheries adultères sans se gêner, en complicité veule de mâles ; les couples qu'il fréquentait en réceptions, tout beau dehors et l'aguicherie dans les poses à peine les premières bulles de champagne, les premiers flonflons du bal, chacun pour soi la chasse est ouverte ; les confessions des mal mariées qui se frottaient à lui quand l'éclairage tamise un slow... Vaste, irrépressible, insupportable écœurement du quotidien des années partouzes... Les libertinages grégaires et convenus de la génération sida. Il préférait payer, même se contenter de ne pas toucher, pour ne pas avoir à bander là-dedans.
Ce qui l'insupportait tout à fait, c'était les platinées maquillées, les bêcheuses bronzées à l'UV et au fond de teint. Particulièrement si elles étaient oisives, mariées à un de ces insupportables yuppies (c'étaient comme on appelait alors les frères aînés des bobos) joueurs, collectionneurs, frimeurs et buveurs qu'il fréquentait quand il n'était ni au boulot ni au peep-show. Et ça justement, c'était a priori tout le portrait de Claire.
Elle avait tout d'une femme de joueur de golf. C'était l'épouse d'un certain Fabrice Salmon, designer en lunettes, un de ces types que leur réussite idéale de créateur professionnel à gros rendement épate du début de l'après-midi quand ils se rasent et brunchent, à l'aube, quand ils vautrent leurs cent dix kilos de viande coktailisée dans la parure aux armes de Tintin et Milou de leurs draps frais tendus par Rachida, la bonne, qui est si typiquement une fille formidable malgré le handicap de ses origines maghrébines. Michel avait rencontré le couple un soir de mai lors du vernissage d'un de leurs amis communs, à la galerie Maeght. Il leur avait été présenté par un directeur de clientèle récemment débauché de chez Euro-Advertising par Publicis, et dont la stratégie consistait à tenter de faire aussi changer de crèmerie, un par un, ses anciens clients. Michel, ancien peintre et toujours au fait des tendances de la création, c'était un atout de choix dans la manche de Publicis pour aider à tourner l'important Salmon, qui se présentait volontiers comme esthète et fin amateur d'art. Et il avait si bien joué, ce soir-là, le rôle qu'on attendait de lui à séduire le potentat, qu'à vrai dire il avait à peine regardé l'épouse. Juste seulement assez pour la mépriser du profond des entrailles.
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