Octobre

Le temps des putes

m'écrire pour commander Octobre russe

vendredi 12 octobre 2001

(...) Nous nous rendons au bar de l'hôtel Intourist. C'est un hideux immeuble bréjnévien, une espèce de grosse tour quadrillée alu autour d'ouvertures en vitres teintées à soubassement plexi marron-verdâtre cacateux, ou bleu gris, on ne saurait dire vu la poussière qui le recouvre. Il défigure résolument le bas de cette somptueuse artère dont je parle tout le temps vu que c'est dans ses parages que se passe l'essentiel de l'action ci-narrée, je veux dire la Grand-rue de Tvier, couvrant aussi d'opprobre socialiste soviétique la vue qu'on aurait dû garder du Kremlin tout proche, si cette incongruité post-révolutionnaire n'eut été érigée là. La nuit, pour corser, il rutile d'un enguirlandement façon sapin de Noël permanent, comme d'ailleurs beaucoup par la ville d'autres hautes hideurs datées de la même époque, que l'excellent éclairagiste qui a récemment œuvré pour la mise en valeur parfaitement réussie de toutes les autres façades et des rues du grand centre, n'a pas su comment s'en dépêtrer autrement.

Nous y voici donc au centre (de l'hôtel), boire un café au milieu des putes et des michetons, parce que Christophe adore ces ambiances, et qu'elles ne me déplaisent pas. Les filles sont là chez elles, au milieu d'une ou deux familles de touristes, de tas de flics en uniforme ou en cachette, de boutiques de souvenirs, des tables et des chaises du bar, et de nous, puisqu'on y est. Dans le couloir fumoir feutré à la moquette passée depuis longtemps qu'on a d'abord suivi pour arriver, deux nous ont déjà demandé si on avait envie de compagnie. Nous avons décliné, bien sûr*. À peine assis tout près de la fontaine sous l'accablante verrière centrale, deux autres nous raccostent instantanément ; nous déclinons encore**. Elles vont immédiatement se faire payer un verre à la table à côté, où des salauds les soulèvent à notre nez et à notre barbe.

Au vrai, elles ne sont pas très chouettes, les putes de cet établissement, bien moins appétentes que celles qui tapinent un peu partout dehors, la nuit à peine tombée, ou le dimanche après-midi. Christophe m'explique que c'est des reliquats ou la relève déjà vieillie de celles qui par dizaines s'offraient au rare touriste il y a à peine dix ans, en échange seulement d'un bon repas payé en dollars au restau d'ici, qui se suffisaient des fois d'une pinte de bière. Le bon temps, en quelque sorte… La plupart d'entre celles qu'on voit ce soir ont une chambre à l'année dans l'hôtel. Elles sont macquées par l'Intourist, qui fait en la matière comme la plupart des rares hôtels de Moscou, qui veulent être sûrs du service qu'ils offrent au client, que n'importe quelle fille s'introduise pas n'importe comment chez eux. Les Russes ont une pratique publique assez débonnaire de la prostitution, du sexe en général. Les bouches du métro regorgent de vieilles dames debout qui vendent des revues porno un ou deux jours, le lendemain des chaussons qu'elles ont tricotés la veille au soir, et puis encore pendant trois jours qui suivent, un canard avec une vulve ruisselante en une, des fesses, des poils. On ne s'offusque pas hypocritement, ici. Quand on est lambda on plaint les filles, on les exploite si on est maffieux, mais on les respecte absolument, comme on respecte absolument le micheton. Mieux : il est plutôt considéré comme une touchante preuve de belle santé de se taper une pute de temps en temps. Pas qu'il s'avise le monsieur, en revanche, de le raconter à sa femme : elle qui si tendrement s'épanche de voir un inconnu, marié ou pas, payer son comptant pour s'expurger dans la minette d'une infortunée compatriote, ne supporterait pas d'imaginer son légitime dans la convoitise. Préférerait qu'il la cogne. D'ailleurs les femmes battues sont monnaie courante en Russie. C'est dire si ça les rassure. Surtout quand tu vois les colosses d'ici, que certaines chétives comme Marina la cuisinière ramassent sur le cigare à chaque fois qu'ils se mettent un litre de vodka de trop dans le pif, c'est à dire tous les soirs. L'homme qui bat sa slave prouve à la fois sa virilité et son attachement, à défaut d'affection ou d'amour.

C'est les femmes qui aiment, ici. Comme partout, si l'on y songe. En Orient comme à l'Extrême, on les étouffe à la naissance, ou sur la durée, à les programmer pour ne jamais montrer qu'elles existent, ni sueur, ni larmes, ni rire surtout, même aucun sourire de connivence ni rien, la hiérarchie des ancêtres, la hiérarchie du boulot, la hiérarchie du mari et de ses copains, la hiérarchie des enfants, la hiérarchie du temps qui passe, des petits pas discrets, les yeux plissés pour qu'ils ne ferment jamais, pour qu'elles soient là sans y être vraiment, là-bas aussi c'est les femmes qui aiment.

Au Moyen Orient, Islam ou pas on les tchadore invisibles et fidèles, on calfeutre leur suavité au fond d'appartements aveugles, on veut qu'elles éduquent, transmettent d'impensables versets, des joies volées à l'éternel, des ululements de détresse, leur beau fard quotidien languissamment offert à l'invisible époux, celui qui mange d'abord, qui rote, qui répudie, c'est encore une femme qui l'aime.

Les indiennes pour ce qui en reste, en Amazonie ou en Andes, même en Inde c'est pareil, on ne les voit bien qu'autour des lavoirs ou des tables, ou sur les trottoirs à piler, coiffer, tresser et peindre, on ne les garde plus sous les huttes, on les échange un peu pour circuler le sang qui reste, elles ramassent les racines ou cueillent des fruits en regardant les fils grandir, c'est juste la misère que leur peuple n'a pas choisie qui les fait estimer parfois d'un éternel mari, mais c'est toujours elles qui l'aiment.

Chez nous d'Occident rayonnant, on les cajole mieux nos femmes, c'est sûr ! Elles bossent peut-être juste un peu plus pour des patrons qui les paient juste un peu moins, elles nous énervent sûrement largement plus souvent avec leurs airs d'indépendance et leur facilité à nous mentir sans qu'on les tue, elles gardent à peine plus que nous les gamins qu'elles ont bien voulu nous donner, elles peuvent faire de la politique, des affaires, divorcer, se remarier, s'abîmer dans la débauche du désespoir, elles ont du fric si elles en veulent, elles baisent quand ça leur chante et le plus souvent quand on a renoncé, elles ronflent, elles boivent, elles fument, elles portent plainte, elles se jalousent ouvertement, elles tissent leur toile, elles allaitent, elles allument, elles bronzent, elles s'aérobiquent, elles portent la culotte, elles stringuent, elles s'épilent le maillot, mais quand on sait les hommes vivre et qu'on voit ces idiots vieillir à côté d'elles, quand on a mal la nuit ou qu'à force de mentir le cœur lâche pour de bon, quand on les voit pleurer pour le seul qui les quitte, on serait vraiment aveugle jusqu'à la dernière goutte si on ne se rendait pas compte que chez nous d'Occident, c'est elles encore qui aiment. Y a peut-être que les nègres qui savent aimer leurs femmes, quand ils ont fini d'exciser… je sais pas, connais pas bien, une impression, juste, à cause de leurs danses.

(...)

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*Imagine que je dise le contraire, j'oserai jamais faire lire ça à ma femme et à mes copines. - (retour)

*Bien sûr. - (retour)