m'écrire pour commander Octobre russe
Il est minuit passé et j'envisage de gagner le métro le plus proche, mais Natacha trouve que ce serait idiot, elle a vu l'autre jour sur un plan que mon hôtel n'est qu'à quatre arrêts de bus de leur station de métro, on n'a qu'à trouver un taxi qui accepte de les déposer et m'emmène ensuite à Vladikino, en plus il pleut et c'est vraiment pas un temps à marcher. Christophe est dubitatif et prétend que Natacha a trop bu, mais elle insiste en le traitant de tyran de bas étage et que si ça continue elle va aller dormir avec moi, et je me dis que Christophe avait au moins en partie raison, elle a trop bu.
Nous dégotons quand même un taxi qui accepte la double course, pour 200 roubles. On s'assied derrière avec Christophe, et Natacha à côté du chauffeur commence à papoter avec lui. Christophe, furax, n'arrête pas de faire des réflexions genre "regarde-la, elle sait même plus ce qu'elle dit", auxquelles Natacha ne prête aucune attention jusqu'au moment ou Christophe lui intime l'ordre d'arrêter de raconter sa vie : là, elle balance un "va te faire foutre" bien articulé par-dessus son épaule, et continue sa conversation en russe. Christophe éclate de rire, et nous finissons gaiement la première partie du trajet cependant que continuent les papotages devant.
Le problème, pour la suite, c'est que le chauffeur ne sait absolument pas où il va, quoi qu'il ait essayé d'en faire accroire avant de déposer les Feutrier. À peine a-t-il fait deux cents mètres qu'il s'arrête pour regarder son plan. Pas très content, je me penche par-dessus le siège et son épaule pour lui situer où on va, en espérant qu'il saura comment, et là, effroi : le mec pue la vodka... M'étonne pas qu'il se soit bien entendu avec Natacha, l'œil tout émoustillé des confessions sauvages de la belle enivrée... Un poivrot ! Un satané poivrot qui se permet de faire le taxi et qui, en plus, est infichu de lire un plan ! Si ça continue, il va même arriver à le déchirer ! Le mieux que j'aurais à faire, c'est descendre, mais le problème c'est que je ne sais pas du tout où nous sommes, et que j'ai filé à Christophe les 100 derniers roubles que j'avais sur moi pour payer le pochard. J'ai plus qu'à m'en remettre à ma bonne étoile, en espérant qu'elle accepte de guider aussi l'autre farcissure, au moins jusqu'à mon port. D'un calme surhumain je rassemble mes esprits eux aussi un tantisoit avinés, et j'aide Superchauffeur à se repérer sur son plan, tout cyrillique évidemment, ce qui ne serait pas un vrai handicap pour le cador que je suis devenu en lecture non-latine, mais qui en est un de plus quand même lorsque le déchiffrage se fait à partir des minuscules caractères habituels aux plans, qu'on a 1,3 grammes d'alcool dans le sang et qu'on lit une carte que n'arrête pas de gigoter le type qui la tient, sous l'éclairage à 6 watts d'une Lada des années 70.
De mont en vaux, j'arrive quand même à pointer Vladikino sur la carte. "Ax ! fait l'arsouille, c'est plus un problème, on va donc prendre la prochaine à droite". Il redémarre, on fait cent cinquante mètres, il met son clignotant... et il tourne à gauche ! À partir de là, t'as plusieurs solutions mais ton inquiétude croît inexorablement :
- soit tu te dis que t'as mal compris, il avait dit gauche ; ça voudrait dire que t'es complètement out of order, et que l'endroit que tu lui as préalablement indiqué sur le plan n'était peut-être pas non plus Vladiniko ;
- soit tu te dis qu'il avait dit droite, mais qu'il voulait dire gauche ; tu peux alors raisonnablement t'interroger sur sa capacité à tenir un volant que tu savais déjà tendancieusement autonomiste ;
- soit tu te dis qu'il avait bien dit droite et que c'était à droite qu'il aurait dû aller ; et là tu devines que t'es pas encore arrivé au bout de la nuit.
À chaque carrefour sur la chaussée glissante nous apercevons (difficile de faire mieux à travers un pare-brise embué et dont l'essuie-glace trop court et trop lent ne parvient pas à dégager l'eau qui ruisselle au dehors) des carambolages, des gens debout sur la chaussée qui s'engueulent ou qui font ralentir. Nous roulons sur notre quatrième boulevard, de temps à autre la voiture fait une embardée pour changer de file, avant une bifurcation qu'on hésite à prendre, qu'on prend, des fois. Je sais pas s'il a vu qu'il pleuvait, ça fait au moins trois demi tête-à-queue qu'on s'essaye, je m'habitue. Je tente de repérer à travers l'eau un coin déjà vu, d'habitude ça marche pas mal, j'ai souvent un bon feeling quand on arrive vers les abords du grand parc qui jouxte notre quartier. Il en est à sa deuxième clope et, malgré mon horreur nauséeuse à fumer en voiture, je me dis qu'après tout c'est peut-être mon dernier cigare, je m'en offre un. Y a une espèce d'énorme statue en métal, très réalisme populaire, qu'on n'arrête pas de croiser. On varie les angles. C'est deux personnages debout plein d'élan, une femme un homme, jeunes, splendide cliché de travailleurs en liesse, la terre et l'usine. Ils ont bien fait de la garder, celle-là. Ç'aurait été con de la jeter avec l'eau du bain, pour l'Histoire. Et puis, quand on est en taxi dans le coin, ça distrait. J'essayerais bien de l'inciter à revoir le plan, mais j'ai peur qu'il le prenne mal. Ou peut-être profiter d'une grosse flaque, qu'il noie la voiture pour de bon, ça a déjà failli arriver à deux reprises. Avec un peu de bol, l'eau sera encore montée le prochain coup qu'on passera dedans...
Des fois, je repère une voie qu'on n'a pas essayée, je l'incite gentiment à la prendre, pour voir. Il souffle un peu de vodka-fumée sur le volant, genre "je voudrais pas vous décevoir, mais celle-là, je sais où elle va", et la partie continue. J'aime vraiment bien cette statue, on la voit mieux encore d'ici. Comment tu peux faire des visages, des attitudes, aussi ancrés dans la propagande ? Des archétypes aussi formidables ? C'est vraiment dommage que j'ai pas mon appareil sur moi, je me la faisais plein cadre.
Je sais pas depuis combien de temps on roule quand tout à coup on se retrouve dans une forêt. C'est peut-être notre chance, on va voir. À la lueur de quelques sporadiques réverbères, ça ressemble au Bois de Boulogne un jour de déluge, avec moins de voitures arrêtées pour loger moins de putes, mais l'ambiance y est. Pourrait-ce être mon fameux parc ? Je reconnais rien, trop sombre, trop de buée, trop fatigué. Supertaxi ralentit, il y a l'ombre d'un type sous un abribus. On s'arrête à sa hauteur, il ouvre la portière du passager pour lui demander notre chemin. Ça rassure. Le type, doté de la voix de Donald Duck version russe, qui avait d'abord manifestement cru qu'un micheton s'arrêtait enfin pour quelque rémunératrice gaudriole lubrique, vu qu'il est en outre doté d'un rimmel dégoulinant qui lui a tout barbouillé le devant du joli tailleur mauve qu'il arbore virilement sous son gentil blouson de cuir, sait parfaitement où se trouve notre chemin. Il explique à l'autre zob. Qui, évidemment, n'y entend rien. Mais qui a, enfin, un bon réflexe : il propose au travelo, qui a lâché pendant son explication qu'il habitait dans la direction, de le transporter à mes frais jusqu'à chez lui, ce dont je suis parfaitement aise, tu t'en doutes. Je prie seulement pour que le chez lui de notre nouveau passager ne soit pas trop éloigné avant mon chez moi à moi. J'ai pas envie de repartir pour un tour.>
(...)