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Vers l'écolo-dictature

inédit, écrit en septembre 1992 pour la revue les provinciales

"Nourriture et gestion écologiques" - sur la porte des auberges autour du lac de Constance, la formule vend aux chalands, - porteurs d'objectifs et de piles à mercure, piétons à pots catalytiques, cyclistes atterrants qui consomment leur vélo pour reposer la route de la deuxième voiture du ménage, commis voyageurs des marchés internationaux - la formule vend au tout-venant la dernière pirouette du modèle occidental de développement, sa dernière ex-croissance : le "tourisme vert", incongruité réjouissante, comme on dirait d'un pet qu'il désaltère.

Nourriture et gestion écologiques : l'environnement fait recette.

Il est encore temps d'en sourire. Fondée sur la croissance et l'usure, sur la croissance par l'usure, notre économie retarde encore le moment de passer à la caisse. Le tourisme est vert, vive le tourisme ! Pour que les vaillants soldats du business conquérant continuent d'affermir leur vaillance de soudards en toute bonne foi, leurs généraux inventent l'écobusiness, une ligne de crédit sur l'environnement. Notre économie d'usure, qui a tout hypothéqué à la croissance, depuis le travail des hommes - puisqu'elle a préféré asseoir sur lui l'indemnité qu'elle verse à ses chômeurs plutôt que de taxer le travail des machines, beaucoup plus économe en termes d'emploi, mais qui aurait eu pour conséquence de ralentir la sacro-sainte croissance - jusqu'à l'avenir de ses enfants (au Japon, l'acquisition d'un logement nécessite des emprunts remboursables sur plusieurs générations), et finalement jusqu'au présent de toute société humaine (l'exploitation forcenée du tiers-monde, comme le déchaînement de l'humanitarisme qui lui est concomitant, ont abouti à ce qu'aucune nation ou tribu, ni aucun peuple du Sud ou d'ailleurs n'ait d'issue hors l'adoption de notre "modèle de développement"), notre économie d'usure qui a tout hypothéqué à la croissance pourra-t-elle s'en tirer avec la Terre comme elle l'a fait avec les hommes, par quelques aménagements sans conséquence ? - Car rien, ni l'évidence de l'irrépressible tendance à l'augmentation du chômage, ni le saccage ouvert du tiers-monde, ni l'inutile et dérisoire laideur des shows de bienfaisance et autres coups de mains de nantis malheureux aux carnages en souffrance, rien n'a jusqu'alors suffit à arrêter le rouleau compresseur de notre économie. Mieux : ce désordre au goût d'argent promis, qui inonde la misère, la creuse et l'avilit, en suffisant à pacifier à peu près les rapports que chacun, comme un cancre rêveur, entretient avec une Cité sur laquelle il est tacitement admis que nul n'a plus prise, ce désordre qui se pare des vertus du progrès et du bon sens, s'interdit toute mise en question du dogme de la croissance.

Lorsqu'il déclare, au "Sommet Planète Terre" de Rio en juin dernier, que l'impérialisme est responsable de la prostitution de l'environnement, Fidel Castro fait sourire à peu près tout le monde, y compris George Bush, qui se paie même le luxe d'applaudir celui qu'il préfère prendre pour un vieux chanteur entamant son couplet, mais qu'il continue par ailleurs d'affamer, reprenant à son compte la politique tutélaire des Etats-Unis à l'égard d'un Cuba qui ne fait apparemment pas que divertir les zélateurs intéressés de la croissance. Mais Castro a raison, même s'il est sans doute plus facile de sourire à ses supposées ritournelles en surfant sur l'immense vague des sous-entendus triomphants et complices (ce pauvre Fidel, indécrottable, même plus la peine de répondre, nous avons démasqué le communisme, tatata, tout partout, et son environnement avec, Saint Tchernobyl merci pour nous), que d'avouer au monde qu'on le trompe au moins aussi gravement que son ennemi juré.

Car George Bush et tous les potentats des nations à économie d'usure le savent bien : la nécessité de la prise en compte de l'environnement à tous les échelons de l'activité humaine est effectivement en parfaite contradiction avec le dogme de la croissance. Et ce à quoi l'on assiste aujourd'hui, cet environnementalisme badin et marchand que les lobbies industriels, financiers, ou politiques, tentent de faire passer pour le nouveau réflexe écologique, est la dernière fausse monnaie d'un modèle économique condamné, d'autant plus irrémédiablement qu'il est menacé dans sa logique par les conséquences même de cette logique : épuisement des ressources exploitables, pollutions irrémédiables.

Pour sauver les apparences, et surtout pour préserver le plus longtemps le faisceau d'intérêts gigantesques que représentent les économies nationales et l'équilibre des forces politiques internationales, ces lobbies amusent la galerie en lui proposant la dernière tisane à la mode, le développement durable. La prochaine mayonnaise écœurante, celle qu'on sent prendre inexorablement sera vraisemblablement "la dictature par l'écologie", bien sûr revisitée par les crottes de bons sentiments qui tentent déjà de dissimuler l'avidité insane de notre civilisation sans Dieu.