rubrique reflux d'océan

Reflux

SR, janvier 1989 - publié par la revue Verso, n°66, automne 1991

Il y a bien cette vieille femme, croisée dans une ruelle il y a si longtemps, que je retrouve toujours au même angle de pierre dans la bruine d'automne, et quelquefois dans la poussière brûlante des heures où les gens font la sieste.

Elle est enfouie en moi, je crois qu'

elle est enfouie en moi.

Elle est évidemment sans âge. Je sais qu'elle regardait du même regard de bronze mon père revenir de l'étude quand il était jeune homme, et le père de mon père encore, aux premiers jours. Ce qui nous différencie, eux et moi, c'est qu'ils n'y prenaient pas garde - elle, son regard noué au sable d'un éternel automne.

Elle est enfouie en moi, je crois.

Assise à son seuil, son crochet sur les genoux, elle n'a pas un mot, pas un geste pour quiconque. Mais elle vit, car son ouvrage change. Elle vit : on peut vivre d'avoir toujours été, sans autre. J’ai tout essayé dans trente ans de mes rires, mes tristesses, mes errances - mille projets aboutis ou tués - mais j'ai perdu l'espoir qu'aucune de mes forces arrachées par le temps ne change le sillon d'une seule ride à son visage.

Je crois qu'elle est enfouie en moi.

Elle vit. Ce serait beau : "Je vous connais, madame, je vous connais. Je suis d'ici."

Mais gardienne impassible des heures que j'ai cru habiter, elle disparaît d'où je la cherche. Comme si, enfouie en moi, une lueur d'étoile désertait mes demeures.