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Alexandre Zinoviev, logicien et martyr

SR, allocution prononcée à l'ambassade de Russie le 26 avril 2007 à l'occasion du colloque
"Alexandre Zinoviev : l'Avenir Radieux ou les Hauteurs Béantes de l'Occident"

Quand Polina Zinoviev m'a demandé quel serait le titre de ma contribution à cette table ronde, j'ai spontanément répondu "Alexandre Zinoviev, logicien et martyr". En réalité, je n'avais pas du tout prévu de préparer une quelconque communication, et Polina de son côté, après s'être exclamée qu'elle aimait beaucoup ce titre, s'est rapidement reprise en disant : "je ne sais pas si mon père aurait tellement aimé qu'on voit en lui un martyr"

Elle avait raison. Et pourtant, je vais essayer de justifier ce titre aussi intuitif que complètement idiot.

Passons tout de suite sur la référence évidente au Saint Genest, comédien et martyr, que j'avais évidemment en tête, mais avec lequel il n'est aucunement dans mes intentions d'établir un parallèle – hormis peut-être le fait que cette très modeste contribution puisse aussi fort déplaire à Alexandre Zinoviev que l'abondant essai d'hagiographie sartrien avait ulcéré Jean Genest. Mon intention première n'a rien d'hagiographique, et je pense que le seul lien possible entre Zinoviev et Genest, c'est qu'ils n'ont eu aucune prétention à devenir des saints.

M'intéresse plus, dans ce petit syntagme de "logicien et martyr", l'idée que l'œuvre d'Alexandre Zinoviev a bel et bien été dans sa pensée et dans sa vie l'effet d'une corrélation entre ces deux états apparemment fort éloignés l'un de l'autre : la logique et le martyr.

Philosophe de formation, Alexandre Zinoviev s'est très rapidement trouvé attiré, séduit, captivé par cette discipline très particulière, et qu'il a d'ailleurs largement contribué à instituer : la logique. Sans doute était-ce dû à l'immersion précoce de son intelligence dans le mode de raisonnement marxiste, toujours lui-même aux frontières du discursif et de la modélisation scientifique, du rationnalisme arithmétique, dont il se réclame, à l'argumentation de la mauvaise foi, qui en découle fatalement – puisque le réel dément toujours le modèle.

Peu importe, d'ailleurs, les raisons profondes ou conjoncturelles de cette élection : Alexandre Zinoviev philosophe, Alexandre Zinoviev écrivain, Alexandre Zinoviev romancier ou essayiste, Alexandre Zinoviev sociologue, fut d'abord et avant tout un logicien, et qui plus est, un logicien d'une imparable logique. De là son pessimisme, de là son humour si particulier, de là la profondeur de son analyse du modèle soviétique, puis du modèle "occidental", et même ses erreurs de pronostic sur tel ou tel détail de l'évolution prochaine de la "glasnost" ou du CAC 40 (ce dernier qu'il n'a à ma connaissance jamais théorisé, je tiens à le souligner, mais c'est une allusion simplificatrice) – de là ce que j'appellerai son "incandeur".

Je n'aurai pas l'outrecuidance de rappeler devant ce cénacle spécialiste le procédé principal qui file l'œuvre littéraire d'Alexandre Zinoviev, cette description fouillée du monde par courtes notules, portraits ironiques de personnages toujours archétypiques. L'écrivain logicien, dès son premier "roman" avait trouvé sa partition et ne l'a jamais abandonnée. Cette partition, sa forme et les éléments qui la composent, sont à mes yeux l'exacte transcription littéraire de ces arguments qu'on trouve à foison dans les traités de logique.

Logicien d'accord, conviendrez-vous peut-être, mais martyr ?

Permettez-moi, d'abréger ma seconde hâtive "démonstration" en me référant sur cette question du "martyr Zinoviev" à une conversation avec lui, qu'il m'avait accordé de pouvoir filmer en avril 1989 - il répondait ici à la question que je lui posais de savoir quelle était pour lui la société idéale :

A 17 ans, j'ai été en prison à la Lubianka. J'ai réfléchi là-bas, et j'étais arrivé à cette conclusion : il n'y aura jamais une société qui pourrait me satisfaire complètement. C'est pour ça que j'ai commencé à construire dans ma tête mon propre État, et c'est ça qui a été le but de toute ma vie, et ça se résume comme ça : je suis mon propre État.

Peu après, il dit aussi : Quand j'étais jeune, j'ai déduit logiquement (toujours la logique!) de mes réflexions qu'il était impossible à cette période-là d'entrer en lutte contre le régime, mais personnellement, psychologiquement, je ne parvenais pas à me résigner à ce constat, et je me suis lancé dans des aventures complètement folles, comme de vouloir attenter à la vie de Staline. Je suis toujours dans la contradiction entre le constat sociologique, qui montre qu'on ne peut rien changer, et mon comportement psychologique, qui s'oppose à cette vision rationnelle.

C'est mon tour de convenir qu'il y a évidemment un monde qui sépare l'état d'écartèlement entre la raison et l'espoir dont parlait ici l'écrivain, de celui du consentement au martyr. Alexandre Zinoviev, chacun des présents à cette table ronde le reconnaîtra sans doute, ne s'est cependant jamais contenté des plaisantes contestations de salon, de bistrot ou d'usine, qu'il aimait au contraire à fustiger, et qu'il voyait comme l'un des éléments d'avilissement social les plus performants mis en place par l'idéologie soviétique. Alexandre Zinoviev, au contraire, a très souvent endossé la tunique qui est, avec les barreaux, l'horizon de ceux qui n'ont pas peur d'aller au bout de leur "provocation" – ce mot dont le pouvoir et la doxa gratifient toujours la parole de ceux qui les dé-rangent. Il a sans doute connu volontairement plus de cachots que nous tous ici réunis. Il n'en est certes pas mort, et c'est heureux. Mais au fond, qu'en sait-on ?

En écho, plutôt qu'en réponse à cette question que je ne lui ai pas posée, je voudrais juste citer encore en guise de conclusion un tout petit passage de l'interview qu'il m'accordait en prémice à notre trop brève relation amicale :

Oui j'ai la nostalgie d'une illusion perdue. Je suis né peu après la Révolution, à une époque où les gens étaient habités par les résultats et les espoirs grandioses qu'elle avait fait naître. Tout ça s'est effondré, et il m'est absolument impossible de me séparer de ça. Et même si la raison nous dit que ces espoirs étaient irréalisables, mes sentiments restent là-bas.

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Le PDF intégral des actes (en russe et en français) est téléchargeable :
actes du colloque (compter 2mn de téléchargement)