SR, 18 janvier 2007
Pour Soral, j’avais décidé de n’y pas revenir pour le moment**. Je ne lui veux pas de mal, au fond. Je crois sincèrement qu’il s’est égaré, tout simplement gravement égaré. A moins qu’il ne s’enkyste définitivement dans une posture qui me paraît intenable pour lui, jusqu’à devenir une sorte de néo-Brasillach, il abjurera dès qu’il comprendra que les nervis du camp lepéniste valent les sionistes qui lui ont cassé la gueule. Et il se fera alors casser la gueule par les nervis lepénistes, aussi courageusement intelligents que tous les nervis du monde. Ou bien il se suicidera. Car son adhésion au FN est la dernière branche en laquelle il espère, et cette espérance mal fondée sera inévitablement déçue.
Soral fait partie de ces hommes dont le destin est marqué d'une étrange infamie. Passionnément sincère, profondément épris de clarté et d'honnêteté intellectuelle, cultivé, soucieux de vérité et de précison, il s'est fait, depuis son premier livre, le champion du déboulonnage des mythes (il dirait sans doute plus volontiers "processus et leurres") qui fondent toujours la société des hommes (il préfèrerait, hélas, "que génèrent ponctuellement le système en place"). Il a ainsi mis en évidence, sur fond d'analyses socio-linguistiques estampillées et revendiquées marxistes, la permanence du modèle de la lutte des classes et sa reviviscence à travers les masques dont notre époque entend grimer le modèle, débusquant et dénonçant le paradoxe apparent qui fait souvent les dominés d'aujourd'hui servir et défendre avec enthousiasme l'organisation mise en place par les dominants. Il a montré, avec brio, comment la déconstruction idéologique (entendons "marxiste") du "système", loin de n'être qu'une apparence cependant, sournoisement, durcissait en quelque sorte le phénomène d'aveuglement mortifère qui accompagne et sert le passage de l'ordre bourgeois, encore fondé sur la prévalence culturelle, à une société tout entière avilie par la seule valeur argent. Et progressivement, il s'est plu à dénoncer les fausses subversions par lesquelles le désordre établi maintient son emprise en sollicitant la véritable complaisance des cerveaux abimés d'un peuple de téléregardeurs abusés. Démonstration impeccable, qu'il n'était certes pas le seul ni même le premier à faire, quoiqu'étant sans doute l'un des rares à la conduire de bout en bout sous l'égide du marxisme et de ses concepts, et l'un des rares surtout, (peut-être avec Muray que personne n'écoutait ni lui d'ailleurs) à ne pas hésiter à porter le fer là où ça fait mal – c'est-à-dire en réalité partout, dès lors qu'on prend à rebrousse-poil la bêtise et la suffisance toujours certaine des humains à se croire au sommet de l'intelligence des siècles, quand cette intelligence n'est que la farce convenue par laquelle chacun d'entre nous essaye de se persuader d'une quelconque maîtrise sur un destin intellectuel et collectif vidé de sens.
Est-ce parce qu'il était, précisément, obsédé de traquer à travers son entreprise de démolition, non pas le sens absent, mais seulement la litanie de tous les réseaux de signification produits par les relations des hommes entre eux, qu'Alain Soral a fini par s'égarer complètement ? La performance réelle de son discours, en effet, que bien peu de ses actuels détracteurs acceptent de reconnaître (déjà ses spectateurs d'avant son ralliement au Front National n'y comprenaient goutte), n'est certes pas à chercher dans l'intempérance de son caractère, ni dans l'apparent fatras de ses thèmes d'observation : de la drague au marxisme, du fonctionnement des média au port du voile, d'Isabelle Alonzo à la "rebellitude" inepte de notre époque suiviste, ce qui frappe au contraire, c'est à la fois la cohérence parfaite de ses analyses, et le souci de leur énonciateur de toujours expliciter sa position et ses a priori. Or c'est à mon sens là que le bât blesse : non pas dans ses prises de position, dans ses engagements qu'une lecture hâtive pourrait considérer quelquefois comme successivement contradictoires, mais plutôt dans l'extrême fluidité de son positionnement. Soral est éperduement à la recherche du sens d'une histoire sur laquelle il désire avoir prise, mais sans jamais voir qu'elle souffre toujours de ceux qui, comme lui et son héros Robespierre, ne supportent pas qu'elle soit incarnée par quiconque. Soral ne croit qu'à l'intelligence, contre la chair, et même contre l'esprit – parce que ce sont deux mots sans valeur opératoire dans la perspective marxiste (et qui plus est suspectement hérités du discours religieux, et dont l'association renvoie à l'idée d'une permanence de l'être incompatible avec une lecture fonctionnelle et évolutive du fait social).
L'intelligence est bavarde et, comme disait Dominique de Roux, elle n'est souvent qu'une saloperie à la surface de l'âme
. Elle veut tout dire et tout lier, dire sa justesse et se dire en plus. Pour faire un mauvais jeu de mots, elle a un insupportable côté "je suis partout". Les propos de Soral, sa volonté permanente de se justifier, quitte à répéter jusqu'à plus soif des arguments qu'une seule occurrence suffirait à qualifier, en témoignent sans cesse.
Penseur de la totalité, il a beaucoup glosé sur les contradictions entre l'hédonisme prôné par la pensée dominante et ses traductions mercantiles, qui conduisent à l'adhésion consentie des "sans grade" au système qui les exploite. N'ayant en revanche jamais véritablement remis en cause l'hédonisme lui-même, il s'en est violemment pris, non sans justice, à ceux qui le prônent "par le sommet" en méprisant et en exploitant ceux qui n'en profitent que d'en consommer les miettes. Lucide (intelligent, quoi) par rapport à sa classe sociale, il est visible hélas que ce qu'il déplore le plus, au fil de ses dénonciations, ce n'est pas tant l'hédonisme éhonté de ses pairs que le regret parfois aigri que ces derniers l'aient exclu à force d'être semoncés par lui. Comme si un système aussi implacable à se protéger que le nôtre, comme si en particulier le système des média, uniquement occupé à ses autoréversibles promotions, pouvait tolérer qu'un pion crache à longueur de temps dans sa soupe ! Même pour jouer (Soral aime s'avouer joueur, volontiers perturbateur, pas méchant, au fond), surtout pour jouer !
Alors, Soral ne joue plus. Viré d'à peu près toutes les tribunes, mis à l'index et livré quelquefois à la violence de nervis aussi manipulés que dangereux, sa chère intelligence acculée aux précipices nombreux des réseaux et totalitarismes qu'il a défiés, il voit dans le FN qu’il a si souvent dénoncé son nouveau camp, et un champ d'action, d'action concrète. Les meilleures, les plus performants et les plus sanguinaires des inquisiteurs du Pape n’étaient-ils pas des hérétiques repentis ? Sauf que Soral, lui, bien trop prévenu à l’égard de ces retournements sur l’âme de ceux qui les opèrent, essaye de croire que ce n’est pas lui qui se rallie, mais en quelque sorte, que c’est le FN qui est devenu, par la grâce du mouvement inhérent à toute société et paysage politique, “soralien”. Loin de moi de contester que certains des arguments qu’il développe ne soient pas, là encore, tout à fait probants : oui le Le Pen de 2007 n’est sans doute plus celui de 1970, il a effectivement le droit de s’être amendé sur tel ou tel point de sa pensée politique ; oui les 15 à 20% d’électeurs qui aujourd’hui votent pour lui ne sont pas tous d’horribles facistes, des franchouillards égoïstes ; oui il est scandaleux et profondément contre-productif que la médiature mette toute son énergie et toute sa puissance de tir à essayer de redorer son blason démocrate sur le dos du FN... On peut comme ça en aligner des tas, et finalement voter dès le premier tour pour Le Pen, en espérant que sa présence au second soit une sorte de revanche. C’est au fond le discours de Soral, pas plus original que celui de tous ceux qui d’élection en élection, floués par des années de mensonges et d’arrogance, votent FN.
Mais au fait, revanche de qui sur qui ? Se venger du mépris par le cynisme, est-ce une fin en soi ? Et c’est ici que frappe le dernier argument de Soral : Et après ? Dans l’état actuel de délabrement politique de notre pays, ne vaut-il pas mieux prendre le risque, une bonne fois pour toutes, d’un électrochoc, d’une révolution, de la guerre civile, même ? - Ah bon ! Mais je croyais avoir compris que le Front National avait changé ses fondamentaux ? Bazardés la violence, la rage, l’antisémitisme, le racisme ? Dans ce cas, si une majorité d’électeurs se dégageait autour d’un simple “nationalisme républicain”, d’où pourrait bien venir le danger ?
Soral connait parfaitement les risques d’une victoire de son nouveau camp à la prochaine élection présidentielle. Il croit qu’il ne joue plus, mais il joue toujours, avec le feu, cette fois. Qui veut la peau d’Alain Soral ? Au-delà de tous les ennemis qu’il a, à tort ou à raison, défiés - extrémistes du CRIF, néo-féministes à la mode “chiennes de garde”, MRAPistes tendance potes, potentats des média et de l’écriture, gauchistes, communistes, et bientôt militants du FN - c'est vraisemblablement Soral qui veut la peau de Soral. Et il risque bien de finir par l’avoir.
** ce texte a été écrit à la demande du webzine e-torpedo, peu après qu'Alain Soral ait annoncé son adhésion au Front National. Il a été mis en ligne parmi une série de textes titrée la marionnette du ventriloque - (retour)
*** conséquence pénible, inattendue et lointaine de ce texte, cet extrait de la violence tempérée en weberie ordinaire, avec à la clé un document en téléchargement libre