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Le capitalisme des esprits

paru en octobre 1990 dans la revue les provinciales n°11

Unter den Linden à quoi pensez-vous madame ? Les vainqueurs se sont esclaffés : quoi, ces lourdes autos qui puent, bruyantes, gloutonnes ? Ces enfants de 30 ans qui savent à peine le goût et la chair des oranges ? Ce pain gris – quand il y a du pain ? Encore : ces récoltes étiques qu'on est même incapable de lever, la moisson pourrissante de vos mensonges ; ces vocations de peintres, de vétérinaires ou d'ingénieurs arrêtées quelquefois avant qu'elles ne se trouvent ; ces hospices qui ne soignent ni la souffrance ni la mort, leurs seringues recyclées dans les mains de thérapeutes fantoches ou trop seuls ; ces phrases, un peu partout, glorieuses, ridicules, sur les murs fatigués, sur les ondes complices inlassables, toujours sur votre route ces citations tricheuses ressassant la morale à foutre la nausée, un idéal caduque et tellement abscons qu'il n'est plus que l'idée que l'on ose s'en faire, et que le quotidien dément à chaque pas, à chaque manque, à chaque peur.

Unter den Linden, c'était de l'autre côté de votre mur.

C'était la continence obligée, on le savait, la vertu au penthotal administrée contre l'envie de satiété. Big Brother dans les têtes, Unter den Linden, Staré Mesto, aujourd'hui encore et pour combien de temps sur les rives du Rio Almandares : les quota, les ukases, le dénuement forcé, la défiance et la xénophobie. Alors à quoi pensiez-vous madame, et comment vivez-vous à présent ?

Les trains de marchandises étaient tenus en laisse par des Plans qui comptaient vos désirs en année, et vos années ne valaient rien à ce qu'on dit. A ce qu'on dit les livraisons étaient rares, et les rares livreurs toujours un peu moins gras que les flics de la Stasi qui gardaient les convois. Les plus maigres parmi ces prolétaires unis étaient les fous, sans doute, comme partout. En avez-vous rêvé de ces voyages immenses sur la terre pacifique, quand les routes que vous construisiez s'arrêtaient, pour la forme, où commencent celles des autres, c'est-à-dire n'importe où ? Les avez-vous imaginées nous taraudant le cœur jusqu'au fond des entrailles ces mélodies joyeuses qui vous servaient de cris, ces mélopées lestées de plomb, violons saouls de mélancolie, pianos de bastringue, voix ravagées d'alcools rauques (nous, nous les entendrons longtemps trémolos dans la panse, sur les divans de cuir, les sofas de notre victoire, nostalgie sincère, tendre mépris, mépris quand même) ?

Jusqu'où les avez-vous portés, ces désirs de galas fastueux, vous dont le Grand Soir ne passait que par l'ivrognerie surgie de Ses Longs Lendemains ? Jusqu'aux magasins enluminés ouverts à tous ? Aux gondoles chargées d'une abondance de vraies nourritures ? – sûrement. Sûrement aussi jusqu'aux froufrous de dentelles, de plumes, aux cuisses nues des femmes dans la nuit envoûtée, aux rues ou à l'étal, leurs seins libres, c'est peu. Sûrement jusqu'à pouvoir briser les chaines de mots, les lampes qui ne marchent pas, ou encore jusqu'à suer pour un travail qu'on soit fier d'achever, et qui rapporte. Tenez, on vous les offre !

Mais jusqu'au loueur ? Vous savez, le loueur, qui blanchit ses chemises sur le tapin des filles ? Le loueur, qui réclame trois fois votre salaire en caution, selon votre salaire, des meublés grand standing ou des taudis qu'il tient à la disposition des foules ? Le loueur, qui vous mange dans la main quand elle est pleine et chie, discrètement mais sûrement, sur votre estomac quand il est vide ? Quoi, vous n'y croyiez pas ? Il est bien là pourtant. Charognard embusqué depuis que le bétail refusait de se reproduire sur le territoire qui s'étend de la porte de Brandebourg aux confins de l'ouest, il attendait sûr de son heure. Il avait, il a c'est sûr, ayant toujours été ici chez lui, l'avantage des parures de luxe que portent sans plus y penser les anciens propriétaires, l'élégance et les couleurs de la gangrène, des bleus violacés, de l'indigo aux nuances subtiles qui tranchent sur les reflets nacrés du pus. Il n'a jamais rien essayé, jamais rien tenté d'autre utopie que lui-même. Pourquoi l'aurait-il fait ? Il a toujours eu raison, sa logique est indemne de toute dialectique qu'aucun malheur pourrait jamais lui opposer, et voyez, même, comme il pardonne chaleureusement : "Ô damnés de la terre, qu'espériez-vous donc sans moi ?"

Mais oui, qu'espériez-vous sans lui, madame ? Quel procès saugrenu lui aviez-vous promis, vous qui aviez pensé pouvoir marcher sans lui ? C'était errer. Voyez comme il vous ouvre son giron, le sexe altier offert à toute gourmandise il vous rachète, pourvu que son âme, immonde et lénifiante, soit à jamais vénérée ! Unter den Linden il se balade maintenant, Under Irhen Linden, sous vos tilleuls Christa Wolf, et je me demande à quoi vous pensiez il y a un an, en regardant la liesse et les rires dans les rues, ceux de Pankov et de Tierpark, ceux de l'autre côté de la Spree, ils ne vous voyaient pas, qui vous connaît encore vous reconnaîtrait-il ?

Vrai, vous avez madame avalé et fait avaler depuis tant de temps tant de couleuvres, vous pouviez excuser, profil bas, qu'ils s'abandonnent encore à un autre mirage. Prenez, on vous baptise au champagne de la liberté ! Prenez ! On a toujours su solder, voilà le droit, voilà la force tranquille ! C'est le prix qu'on vous paie pour ne rien regretter, vous ne risquez au fond qu'un peu d'oubli : l'esprit, l'espoir, il s'en balance, le Capital – loueur sans états d'âme qui jamais n'a tenté de sauver d'autres que lui.

Gare d'Alexander Platz, les trains livrent enfin la viande et les fruits dont ils rêvaient, madame, tous les soldats manipulés de l'ombre, les gars de la Stasi qui ont jeté quand on le leur a dit leur ceinturon à l'emblème du marteau et du compas, troqué le vert-de-gris de leur sinistre uniforme contre un qui fait moins peur aux gouapes du Capital, et même aussi aux petites frappes de vos banlieues, aux dealers de nulle part. La station Friedrichstrasse n'est plus qu'un no man's land, la couleur des panneaux d'affichage et des néons panaméricanisent les regards hier blafards des libres travailleurs, gagnent, avec le chômage, sur les vagues terrains déjà "valorisés" au pied des cités-crasse du néo-stalinisme. Un croiseur coulé, deux coups dans l'eau. Le capital a fini de faire semblant de s'attendrir, il exulte. Il le tient, ce sang tout neuf tant attendu, ces millions d'hommes au désir d'autant plus impérieux, plus lucratif, plus aveugle, qu'il s'exprime en besoin avide après bien trop longtemps de privations, et tous les stocks de bimbeloterie vont y passer.

Vous le saviez, madame, depuis le premier jour. On ne manipule pas ceux dont vous êtes, ils se compromettent volontairement – et leur seule innocence peut-être, c'est d'y avoir vraiment cru un jour et dans le mensonge rester fidèle, non au mensonge, mais à la naïveté qui fait quand même écrire de beaux livres, peindre quelques belles toiles et sculpter des étoiles dans la terre imbécile de l'oubli. Bertold Brecht, Louis-Ferdinand Céline, Christa Wolf, Gabriel Garcia Marquez : à Unter den Linden comme à Macondo, le cuivre ne vaudra jamais l'or ; ici-bas, les rares exilés volontaires savent que cent années de solitude ne suffiront jamais à fatiguer les puissances de la nuit.

Marx-Engels Platz, à deux pas de l'opéra, ou dans le quartier toujours chic et intellectuel délimité par l'angle de Friedrichstrasse et d'Unter den Linden, on voit déambuler les badauds des deux bords : c'est le cœur historique de Berlin, il a toujours été préservé malgré la faillite économique du "socialisme réel". Pour l'image, la vitrine. Le souci de la façade est au fond la seule idéologie qu'aucun dogme ne tyrannise complètement. Pour épater deux trois diplomates en goguette et autres gens de qualité, les lieux de tout ce temps sont donc restés vernis, quitte à exaspérer un peu ceux qui passent aujourd'hui en mangeant des brioches dans leurs habits pas beaux, mais qui, à l'époque, n'étaient même pas tachés par les brioches. Les odeurs ont changé. Avant, ça ne sentait rien ou bien l'indifférence, ou la haine contenue, un peu trop le gaz des Traban et les usines autour. Aujourd'hui ça pue déjà, déjà c'est autre chose, le fric et vraiment la misère. Ça ne durera peut-être pas, notez : l'annexion de l'agonisant par le capital triomphant, ça s'est passé vite fait, on peut espérer bien fait. La misère ira puer ailleurs, les vieux quartiers de pauvreté seront réhabilités, ceux qui se feront chier dessus seront beaucoup moins nombreux. Y en a beaucoup plus, en revanche, qui leur chieront dessus. On ne va pas les plaindre, non plus : c'est pas parce que l'homme est un loup pour l'homme qu'il faut niveler par le bas, on a vu ce que ça pouvait donner. Après tout, les futurs crève-la-faim, là ils sont à égalité… Tu crois ?

Alors prenons un exemple. La création théâtrale en ex-RDA, l'une des plus foisonnante d'Europe, a tourné autour de trois institutions, véritables laboratoires de comédie et de scénographie : le Berliner Arbeiter (BAT) sur la Belfortstrasse, le Maxime Gorki et le Kammespiele Theater. Or à Paris, depuis l'annexion, dans l'Ambassade unique qui représente maintenant l'Allemagne réunifiée, il n'y a plus, pour la culture comme en tout domaine, qu'une seule délégation. Le bonhomme qui la dirige parle très bien français, mais c'est pas le bonhomme qui était spécialistes des problèmes culturels en RDA, c'est l'autre, celui de l'Ouest. Sur France Inter, quand il est passé il n'y a pas longtemps, on l'a entendu parler très intelligemment de la création artistique et, particulièrement, musicale de RFA. Normal, il y a des années qu'il la représente la RFA, connaît bien le sujet. Sur les théâtreux de l'ex-autre côté, qu'il est censé représenter aussi maintenant, il a été beaucoup moins disert, pour ne pas dire complètement inepte. Il a vaguement déploré, comme une excuse à ses limites, que ses anciens concurrents soient déjà en train de pointer à la toute nouvelle ANPE de l'Allemagne réunifiée, au lieu d'être devenus ses commensaux… C'est tout ? – Oui, c'est tout.

Pour comprendre ta nouvelle vie, ex-camarade de l'Est, regarde Berlin, c'est comme les oranges. Elles n'ont déjà plus tout à fait le même goût que la première que tu as mangée, ni même que la troisième ou de la dixième. Tes papilles gustatives ont commencé à déteindre. Et puis, elles sont plus chères qu'il y a seulement trois mois, les oranges. On s'habitue, tu as l'habitude… Regarde-la, ta ville, elle s'appellera Bidon, il faudra bien t'y faire. Encore une fois, Unter den Linden le vent pousse des cendres. Encore une fois, t'as rien gagné, le monde perd toujours plus qu'il ne croît. Il remet encore son ouvrage.

Regarde-la ma ville
Elle s'appelle Bidon
Bidon, Bidon, Bidonville
Me tailler d'ici à quoi bon ?
Pourquoi veux-tu que je me perde
Dans tes cités, à quoi ça sert !
Je verrais toujours de la merde
Même dans le bleu de la mer,
Je dormirais sur des millions
Je reverrais toujours Bidon.

Donne-moi ta main camarade
Toi qui vient d'un pays
Où les hommes sont beaux
Donne-moi ta main camarade
J'ai cinq doigts moi aussi
On peut se croire égaux. (Claude Nougaro, 1966)