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fumer tue

SR, 9 juillet 2003

Ils l'ont écrit bien gros, en belge, en finnois, grec, franchouia, espingouin et rital, et toutes les langues de l'Europe de plus en plus rabougrie sous l'épaisseur de sa désespérante viduité, son effarante idéologie du minimum pour masses décervelées et fières de l'être :

FUMER TUE

fumer bouche les artères et provoque des crises cardiaques et des attaques cérébrales, fumer assassine vos avortons et ravage votre entourage, fumer vous ramollit la queue s'il vous en reste, à coups de benzène, de formaldéhyde et de cyanure d'hydrogène, les fumeurs meurent dans d'atroces souffrances, crachent du poumon saignant, des glaires opaques, étouffent, bleuissent, puent, salopent, ils faut les crever avant qu'ils ne nous ankylosent, il faut les crever avant qu'ils ne nous coûtent une fortune, il faut les crever, fumer tue, bordel !

Moi, je trouve l'idée excellente, cette menace directe d'une catégorie du personnel. On n'a plus à se gêner pour exciser virtuellement tout un chacune au nom de ses pratiques, regarde : l'alcool ravage l'intelligence, le golf platine les blondes, les mangeurs de céréales ont les seins qui pendent, se faire tirer la peau bride les orteils, la chicorée rend sourd, le café bouffe le foie, l'endive pue la pisse et calcule le rein, la fréquentation des pauvres déprime, la compagnie des imbéciles aggrave l'alcool au volant, la marche à pieds hypertrophie les mollets de coq...

La grande Europe sanitaire est en marche : à se contenter de rayer les nègres du vocabulaire des pâtisseries, les sourds et les aveugles du parler populaire, les nains et les belges de la panoplie de l'humour et les mongoliens du royaume des cieux, on aurait pu l'accuser de faire le chemin seulement pour la frime. La campagne de haine et d'extermination lancée depuis le printemps contre les fumeurs nous rassure : c'est physiquement qu'on va enfin pouvoir s'employer à éliminer les trouble-fête. Et accessoirement, à défaut d'autre pas si consensuel, la grande Europe sanitaire et sociale dessine enfin son idéal paradis, sa grande idée maîtresse qui est sans conteste la seule apte à contenter les 600 millions de pourceaux qui la charrient : elle t'emmènera au bal du berceau à tes cent ans et plus, en pleine rubescence de tes artères élastiques et de tes poumons pur souffle, connard !

Tu vas pouvoir te concentrer à jouir pendant cent ans de la climatisation pas du tout polluante de ta bagnole ou de ta vue imprenable sur la Méditerranée encrassée de toi, faire tourner tous tes moteurs dans les villes surchauffées des vacances, bénéficier des conseils de Bison Vert, ses ondes et ses panneaux qui t'amènent sans ambage sur les autoroutes à trente à l'heure (c'est aussi bien comme ça, la vitesse aussi, ça tue) des vieilles provinces encalaminées par ta soif de pittoresque et désertées de leurs habitants naturels par leur impuissance à résister à ta spéculation de résident secondaire. Tu vas pouvoir jouir de tout ton nantissement, regarde comme on est bien, les enfants gazouillent, on dirait jamais que la moitié du monde crame sous les bombes, et dire qu'y en a qui fument encore ! Ah! sans tousser, dans la santé précieuse, si gentiment passer le temps dans la douce fraîcheur de tes joies truffes, manifester la solidarité de tes aimables ans à organiser des concours d'humanité, des belotes de longévité, à bouffer des îles de la tentation et des variétés digestives pleines de luxure minable, tapiner la morue télégiénique tous les soirs des 5200 semaines et des poussières de ta vie en conserve !

Fumer tue. J'ai connu des alcooliques mondains dont les vomis étaient pas mal non plus avant leur agonie quadragénaire. Dans toute une litanie de pays dont toute l'Europe et les ricains se branlent à deux mains, il y a aussi des cas fréquents de sang empoisonné chez les gosses qui vivent à côté de grosses usines à fabriquer l'alu de nos barquettes diététiques, chez leurs parents en voie de développement qui distillent nos liquides réfrigérants. Fumer provoque le cancer et la myxomatose, les varices, la pituite de la vulve. Sans doute. Lire aussi c'est dangereux : ça abîme les yeux, doucement au début, de simples picotements... mais faut se gaffer, on peut devenir aveugle, à cause. Les cons, eux, ne meurent jamais, c'est comme ça qu'on peut leur dire l'histoire comme le droit, et leur mort c'est la bonne aventure ! Qu'ils y arrivent le sang gelé, le visage ridiculement poupin d'une vieille outre que dilate cent ans de suffisance et la cervelle ratatinée de l'Europe sanitaire et constitutionnelle pour bannière ! Moi, j'aime assez qu'ils se sentent menacés par la fumée de mes clopes, ça me donne le sentiment diffus qu'on peut être utile encore à quelque chose, dans l'Europe qui meurt.

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Et 5 ans plus tard, fumer tue toujours ...