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Dantec

La posture du renégat

SR, 5 avril 2003

Heureusement qu'il était là, Dantec, l'autre soir chez Giesbert, parce que ça partait à ronronner sec, une émission comme d'habitude quoi.

Sauf que depuis que toutes les variétés littéraires télévisées ne sont plus consacrées qu'à parler de la guerre d'Irak, avec d'infinies précautions habituelles à ne rien dire, le tas de bémols plaqués comme autant d'accords à chevaucher tous les dadas culturellement admis par les intellectuels invités sur ce genre de plateaux, et que je te critique un coup l'information, et que je te souligne la difficulté qu'il y a à la chercher, le courage des uns, la désinformation, la confusion, le travail formidable pour un résultat cafouilleux, la réalité qui s'échappe ou qu'on nous cèle… tout ce baratin para-événementiel est encore plus gonflant que d'habitude.

Et c'est pas Sollers venu déployer ses talents d'animateur de salons de thé au secours de Franz-Olivier qui manifestement redoutait un peu d'être seul face au supposé tonnerre que pouvait déclencher d'un moment à l'autre l'écrivain barbu voyou à lunettes noires qu'il avait invité pour s'émoustiller le bavoir, c'est pas Sollers malgré ses touchantes tentatives à égrener le chapelet des postures de l'intellectuel à qui on la fait pas, n'est-ce pas monsieur le président du CSA, (y avait aussi Baudis dans le cénacle) tout en ménageant ses arrières en toutes circonstances pour continuer de rameuter autant les nostalgiques de la gauche en refondation qui pourraient sait-on jamais redevenir majoritaire un de ces lendemains, n'est-ce pas monsieur le ministre, (y avait également Charasse dans l'aréopage) que l'avant-garde littéraire aujourd'hui entichée de Dantecqueries et autres nabismes - des vrais durs dont il y a tout le lieu de se méfier parce qu'il y a une possibilité que ce soit eux qui lui dessinent le portrait pour les jours qui lui restent à régner sur l'édition et, qui sait, pour une partie de sa postérité, n'est-ce pas Maurice, (Dantec s'appelle Maurice G., il est bon de le rappeler pour aider les lecteurs à suivre cette petite digression) - c'est pas Sollers disais-je qui était bien parti pour réveiller l'émission.

Dantec, lui, poli finalement, timide, il avait commencé par rien dire. Il attendait, on le filmait à peine un peu de temps à autre, dans sa panoplie de voyou cuir noir, la moue bégueule, exaspéré soufflant, pas recommandable. Il était venu pour son Vortex, Franz-Olivier le rappelait obligeamment de temps à autre, on voyait le pavé vite fait à l'écran, un livre remarquable, un roman noir et bien plus que ça, on en parlera tout à l'heure.

Ça ronronnait donc doucement et j'avais raté le début, c'est Charasse qui finissait le crachoir quand je leur suis tombé dessus. Puis Baudis. Sollers. Charasse. Baudis encore. Sollers, qui voulait absolument placer son nouveau concept-tocade, "la confusion", en faisant avouer à Baudis que sur le fond informatif rien n'avait changé depuis la première guerre du Golfe. Ce qui est quand même tout à fait faux et très con comme procès idiot, je me disais – j'aurais aimé le dire à Sollers à la place de Baudis qui essayait de défendre ses confrères, mais j'étais pas sur le plateau… comme si on pouvait encore se contenter de faire le procès des média, de l'info !… Pauvre Sollers confit dans ce combat d'arrière-garde… on nous cache tout, on nous dit rien, ça fait plus de 30 ans que Dutronc l'a chanté, plus on apprend plus on ne sait rien… Comme si y avait rien d'autre à dire, "la confusion"!

Baudis, quand même : c'est inhérent à la guerre, la confusion – je trouve qu'il a bien plus raison que Sollers, un comble !… C'est aussi inhérent à la paix, d'ailleurs. C'est inhérent à la vie. Ce qui l'entretient terriblement, la confusion, c'est pas les média, les journalistes : c'est ce qu'on continue d'attendre d'eux, comme des spectateurs jamais repus d'assez du pillage contradictoire du réel, comme des voyeurs à espérer pouvoir se branler chaque fois plus profond dans la muqueuse, juste se branler, atteindre à l'orgasme sans avoir à y toucher. A jouir, sans parti pris. Sans engagement devant sa télé. A s'énerver un coup sur l'un un coup sur l'autre. A pouvoir dénoncer en toute impunité. Moi, pour ça, je trouve qu'elle fait parfaitement son boulot l'information. Elle vend sa soupe en rallongeant la nôtre. Et que c'est surtout pas à Sollers de s'en plaindre, vu la largeur de tous les échiquiers qu'il a déjà parcourus !

Pendant ce temps, Dantec avait enfin commencé à escarmoucher l'émission. Je le reprends après quelques bougonneries sans autre intérêt que de se peaufiner la voyouserie malpolie hautaine, dans une première fumeuse diatribe où il tente de répondre à trois ou quatre embrouillées questions en mitraillette de Giesbert à propos à la fois de son Vortex et de sa position dans le conflit qui ne nous oppose pas à l'Irak. Comme il sait pas à quoi répondre d'abord et par où faire le lien entre tout ça, il est d'abord pas du tout convaincant sur rien, Dantec, ni convaincu non plus. Il se rode. La seule chose qu'on voit clairement, comme téléspectateur, c'est deux choses :

- qu'on n'a pas affaire à un professionnel des formules prêt-à-porter télévisées mais à quelqu'un qui fabrique en direct son expression, et que ça lui donne plutôt un meilleur intérêt que les autres invités ;

- qu'il est au fond tout à fait à l'aise dans ses approximations, qu'il cherche vraiment pas à se forcer, comme un qui sait quand il a envie et pas, et que ça renforce cette impression de souveraine hauteur qu'il aspire manifestement à dégager, on n'arrive du coup pas bien à séparer la part de spontanéité et de cinoche en lui.

A peine finit-il sa bafouille, évidemment Sollers vole à son secours, et on est soudain bien sûr que Dantec est devenu une sacrée valeur des lettres et du bruit autour, qu'il pourra absolument dire ce qu'il voudra, et qu'il aurait bien tort de se gêner à s'embrouiller si l'envie continuait de lui en prendre. Nous qui le connaissons un peu, on espère quand même que non, qu'il finira par trouver son rythme.

Ah ! le revoilà. Cette fois, c'est la grande scène, il est fin prêt Dantec, c'est parti ! De développements en développements autour de l'idée que cette guerre est à la fois une guerre de religions et marque l'avènement de la maturité des Etats-Unis comme nation, il arriverait presque à rendre Sollers, qui le coupe approuve sans arrêt, enfin pertinent. Il assassine ensuite la position française incarnée par Chirac, prophétise la fin à son sens joyeuse de l'ère onusienne, approuve à demi-mots (tiens, il se gêne encore un peu ?) la guerre chrétienne menée par Bush à Saddam Hussein. Soit. En tout cas ça amène une sacrée bouffée d'air dans les rengaines en cours, les manifs gnangnan anti-américaines de nos contrées, les commentaires comme ci comme ça et qui sont incapables de dépasser "l'humanitaire" dans une question géopolitique extrêmement complexe et qui engage bel et bien la spiritualité des peuples du monothéisme. Dantec, lui, il a choisi son camp, c'est net. Et c'est brillant dans la démonstration.

N'empêche. Au bout d'un moment de péroraisons, il y a de plus en plus un truc qui me gêne, et j'aimerais bien que quelqu'un finisse par lui river son clou, tout brillant qu'on l'admire, Dantec. Sur le plateau, ça risquait pas d'arriver, il y en avait plus que pour lui dans l'approbation de tout le monde d'assez intelligent pour le faire, c'est-à-dire essentiellement Sollers plus fuyant que jamais, et une ravissante pensionnaire arabe de la Comédie Française dont j'ai, à mon grand regret, mangé le nom. Les autres, Jean Lacouture, sympathique mais hors sujet, et ce qui restait de Charasse et de Baudis, pouvaient pas faire un pli.

Il en distribuait pourtant, des coups à l'emporte-pièce, Dantec, en direction de toutes les instances, de toutes les conventions, avec des embardées nihilistes monumentales au milieu de ses dénonciations ! Ah ! Il l'affichait fort, sa dialectique provoc, au milieu de ses éclairs de génie et de lucidité ! Il hésitait pas à l'installer, sa posture de renégat ! Criante !… Mais ce qu'il y a de terrible, quand un provocateur devient respectable, c'est que plus personne ne cherche à lui répondre. Soit on l'acquiesce bêtement, soit on fait comme s'il n'y avait rien de choquant dans ce qu'il dit, que c'était qu'une question de point de vue dont il n'y a plus à débattre. Alors, en bon provoc qu'il est, le provoc respecté n'a plus qu'à en rajouter une couche, voir jusqu'où on pourrait l'applaudir. Ça me fait invariablement penser à Emmett Grogan, agitateur remarquable et totalement oublié des années hippies, faisant ovationner un discours d'Hitler par une assemblée de chevelus LSDéisés qui avaient cru que le propos révolutionnaire était de Grogan, et qui faillirent le lyncher quand il leur démontra comme ils étaient cons.

Mais revenons à Dantec parce que, lui, il y est revenu, à nous asséner sa posture de renégat. L'étape suivante à l'émission de Giesbert, c'est un article, qui vient de paraître (3/04/03) dans une revue à laquelle j'ai collaboré et que je lis assidûment, les provinciales. Son éditeur, qui affiche depuis deux ans un sionisme militant, favorable à l'intervention américaine en Irak, a demandé un texte à Dantec, qui l'a aussi envoyé à la revue Cancer, paraît-il.

Il faut lui reconnaître un talent à Dantec : il sait pousser le bouchon trop loin. C'est plutôt réjouissant, dans ce moment des hommes où la provocation est devenue un préalable à l'existence publique à tel point qu'on finira tous peu ou prou par se faire un devoir de dénoncer tous les matins le camp qu'on a installé soi-même la veille au soir. Il en faut des tonnes pour qu'on frémisse un tant soit peu, on se surprend presque nulle part. On est tellement baigné partout de consensus qu’il devient consensuel même d'abominer le consensus. Pour Dantec c'est rupture totale qu'il faut viser, point barre. Plus se faire chier avec aucune prévenance. Son article s'appelle Total-Chirak et c'est ni plus ni moins qu'un appel à la guerre contre les "francoboches" européens. La civilisation européenne ne vaut pas la disparition d'un seul clébard de New-York City, qu'il conclut. Ça c'est envoyé !

Moi, je m'en fous qu'il insulte le pacifisme bêlant, et Kouchner (dont j'ai cru comprendre qu'il était d'ailleurs plutôt favorable à cette guerre ailleurs, d'ailleurs) et Chirac, et qui il veut, du reste. Qu'il se passe des formes convenues et de pas mal d'hypocrisies trouillasseuses pour insulter les "républiques-Banania" qui siègent à l'ONU. Même qu'il se sente transi d'admiration néo-pragmatique pour la technologie de l'industrie aéro-militaire US, dont je vois juste pas bien qu'elle doive fonder l'espérance de l'humanité, mais bof.

Ce que je regrette, et qui m'exaspère, c'est la méthode foutoir, la mauvaise foi totale polémique qui sonne bizarrement comme une revanche, à ce stade, même plus du dépit ni de l'amertume. C'est effectivement le côté renégat, cette posture tellement séduisante et puérile de renier ses racines. En disant n'importe quoi, en souhaitant voir l'histoire soumise aux dictats d'une société américaine qui n'aurait dû ses quelques tares (consumérisme effréné ? colonialisme de l'argent ? Dantec ne déplore que la démocratie) qu'à la contamination des nihilismes rances de la vieille Europe. Pour le néo-capitaliste Dantec, le choix de la guerre est politiquement admirable et éthiquement courageux, la position du camp franco-boche n'est pas un choix, c'est une provocation anti-américaine. Voire, mais c'est un brin simpliste. Dantec qui en veut tellement à l'Europe de ne pas soutenir totalement les Américains sur le coup en s'engageant physiquement à leur côté, rappelle lui-même (mais il est vrai dans un contexte argumentaire où le sens que j'y vois a dû lui échapper) la difficile entrée en guerre de Roosevelt pour défendre l'Europe, il fallut attendre Pearl Harbour : Ah bon ! les Américains ont le droit, eux, de refuser de faire la guerre à un salopard, agresseur qui plus est, quand ils estiment que leurs intérêts ne sont pas directement menacés ? C'est pas des larvouilleuses larveries, eux, cette fois, dis Maurice ?

Mais il y a plus pénible encore que cette posture du renégat si pleinement assumée par Dantec. C'est qu'à écouter chanter ses sirènes pour le coup : absolument nihilistes, on comprend qu'elles dessinent l'attente fervente d'un monde soumis à la gouvernance d'une seule nation, d'un seul mode de relation à l'être et aux choses. Je trouve ça pathétique, pour un écrivain, a fortiori de sa trempe. Je ne discute même pas ici du choix qu'il opère dans le mode idéologique qui lui paraît le bon. On pourrait là aussi le prendre aux mots de ses amnésies et de ses impasses, mais on risquerait vite d'être taxé d'anti-américaniste, ce que je ne veux pas. Non, au nom de mes convictions de chrétien franchouillard, je trouve piteux qu'il envisage de passer son éternité avec une seule famille de clébards, fussent ses préférés. Mais c'est au fond la leçon de toute mauvaise foi que de finir par abolir le monde.