rubrique Tombeau pour les rares

À la chair disparue de François Villon

SR, septembre 2009 - publié in Tombeau pour les rares, Nicolas Rozier, éd. Corlevour mars 2010

En riagal, en arsenic rocher
En orpiment, en salpestre et chaulx vive
En plomb bouillant pour mieux les émorcher,
En suif et poix détrempés de lessive
Faite d'estrons et de pissat de juive,
En lavailles de jambes à meseaux,
En raclure de pieds et vieux houseaux,
En sang d'aspic et drogues venimeuses,
En fiel de loups, de renards et blaireaux,
Soient frittes ces langues ennuyeuses !

Quelle musique ! Et nulle envie après d'être "langue ennuyeuse", François Villon, dont l'art paraît avoir en tout consisté à risquer la vôtre, de langue, pour battre en brèche l'ennui, de corps, d'âme, de rire, de chair et de malice, jusqu'au sardonique, au tragique, au regret.
En riagal, en arsenic rocher
En orpiment, en salpêtre et chaux vive,

On ne s'en lasse pas ! Quel splendide escalier de lamentations ! Quel gémonique anathème contre ces langues de vipères qui sans cesser évaluent et nous pèsent !

Prince, passez tous ces friands morceaux,
S'étamine, sacs n'avez ou bluteaux,
Parmi le fond d'unes braies breneuses ;
Mais, par avant, en estrons de pourceaux
Soient frittes ces langues ennuyeuses !

Où êtes vous passé, vous, qui toujours partiez, qui fîtes tant de legs qu'encore on vous en lit ? Décampiez, sans cesse : escollier, clerc, coquillard, courtisan – luron partout, compagnon et amant quelquefois, rassis jamais ; priant pour personne et pour tous, laissant mots en pardon de vos grivèleries, de vos assassinats.
Des mots seulement ? Mais quels ! Ta langue alors portait ton nom, François, et neuve et ivre, presqu'autant que toi libre, courait devant.

Oui, il y avait un temps où notre langue s'inventait, et Villon l'inventa. La sonna ; la tonna ; la joua ; la mordit ; la risqua ; la fit jouir. Il alla la quérir partout, dans les rues, dans les livres, dans les bouges, auprès des lettrés ou parmi les voleurs, chez les marchands, les ducs et les tapins. Jamais on n'avait avant lui vu tant de joie souffler sur les formes toujours héritées du poème, les traverser, les remordre. Gaillardises, paillardises, moqueries, bravades, repentirs, nostalgies… Jamais tant de vie versée à flots, éjaculée à perte – on ignore encore aujourd'hui l'orthographe qu'il mit à bien des mots, on hésite encore sur plusieurs versions de tel vers, on titube souvent au sens et au référent…
Mais, par avant, en étrons de pourceaux
Soient frites ces langues envieuses !

Où êtes vous passé vous – qui toujours partiez ; qui fîtes tant de lais qu'encore on vous en lie ? À croire que le français espérait Maistre Jehan Le Cornu et votre amy Jacques Cardon, la belle Heaulmière, la grosse Margot, Michault du Four, Jehan Valette – et c'est assez des contes et des fabliaux peuplés uniquement par princesses et chevaliers, fées, elfes et lutins : voici les tricheurs, les vils galants, les catins, les faux maîtres, les salauds ! Voici l'amour lubrique, le remords et l'abcès ! Voici le monde et voici sa chronique ! Verge et sadinet, os et poussière !

Qu’est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blonds, sourcilz voultyz,
Grand entr’œil, le regard joly,
Dont prenoye les plus subtilz ;
Ce beau nez droit, grand ne petiz ;
Ces petites joinctes oreilles,
Menton fourchu, cler vis traictis,
Et ces belles lèvres vermeilles ?

Il fallait sans doute au français un joueur et pipeur de marelle pour jongler les mots, qu'on ne trouve sur la terre que si l'on en a faim. Le verbe qui voulait qu'on le cueille poussait plus dru à l'ombre des gibets.

François, poète et clerc : faut-il s'étonner que l'essentiel de cette œuvre s'écrive en testaments, lorsqu'il s'agissait de lever le registre des choses, d'énumérer et de discriminer le quotidien, d'énarbrer le réel à la langue neuve ? Villon ainsi "testait" et, n'ayant rien d'autre à léguer, laissait surtout pour valeurs à vrais et faux amis les items de cette langue dont il était héraut. Il fut testeur de mots, surtout. Faut-il s'en étonner puisqu'ils sont au fond le seul bien que se lèguent les hommes ?

Ces gentes espaules menues,
Ces bras longs et ces mains tretisses ;
Petitz tetins, hanches charnues,
Eslevées, propres, faictisses
A tenir amoureuses lysses ;
Ces larges reins, ce sadinet,
Assis sur grosses fermes cuysses,
Dedans son joly jardinet ?

Il y avait un temps où s'inventait le royaume de France, et François Villon était de ce temps-là : né des jours où fut grillée Jehanne la pucelle, foi, héroïsme, cruauté ;

marqué des pestilences de rues où suintent des excréments, eau breneuse et sang des rixes, des couchailles ;

balloté aux flux et reflux des marées de cette guerre de cent ans qui défait les fiefs et brasse troupes et parlers, accents ;

entre princes, alliances, trahisons, meurtres, conquêtes ;

entre clercs et nobliaux, calculs, ruses, embuscades ;

gloses, sciences, superstitions, espoirs, liesses, danses, beuveries, épidémies, famines, tueries, massacres, pour tous tout se mêle et emporte les sens dans un torrent de fièvre et de ferveur, de rire et d'orgueil, de crainte ou d'attente ;

des seigneurs aux gueux tout est mouvant et veille.

A fillettes montrant tétins,
Pour avoir plus largement hôtes,
A ribleurs, mouveurs de hutins
A bateleurs trayant marmottes,
A fous, folles, à sots, à sottes,
Qui s'en vont sifflant six à six
A vessies et mariottes,
Je crie à toutes gens mercis,

Merci à vous François de Montcorbier dit Villon, banni de Paris le 5 janvier 1463, "eu égard à sa mauvaise vie". Il avait 31 ou 32 ans. On ne sait ce qu'il est devenu mais le ciel, amoureux des dons qu'un voyou lui avait soutirés, a incarné de ses poèmes la langue de vingt générations :

Je congnoys que pauvres et riches,
Sages et folz, prebstres et laiz,
Noble et vilain, larges et chiches,
Petitz et grans, et beaulx et laidz,
Dames à rebrassez colletz,
De quelconque condicion,
Portant attours et bourreletz,
Mort saisit sans exception.

Qu'aussi bien ne meure cette langue, menacée de Haute Autorité, d'Égalité et de Lutte contre les Discriminations et, comme un génie qui rentre dans sa lampe, n'aspire avec elle la chair disparue de la France et de François Villon !
– les langues meurent toujours d'indifférent ennui, le savez-vous, madame HALDE ?

Dieu nous rebecque de la montjoye ; et prions plutôt par avant qu'en étrons de pourceaux soient enfin frites ces langues ennuyeuses !