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J'ai épousé le Nouvel Ordre international

paru en octobre 1991 dans la revue les provinciales n°24, sous la signature pseudonyme de Montalte

Tous les Observateurs en parlaient, les politiques, chapeaux bas, révérences... Fallait l'hâter, à toutes pompes... Pour ça, même, qu'ils l'ont faite, la guerre... le Nouvel Ordre International... acclamations... L'aube d'une civilisation, d'un coup à notre portée... A tant de bruits et de clameurs ça doit valoir, je me suis dit. Je me suis abonné à tous les journaux, j'ai acheté une deuxième télé. Ça a commencé comme ça. Le gros général au nom de Schweppes russe racontait triomphant la fin des hostilités. Alors je me suis sérieusement mis à guetter les prémices... J'essaye, je me suis dit. J'ai fait ça : j'ai épousé l'ordre international. Nouveau.

Au début, on a un peu bégayé tous les deux. On se cherchait, chacun sa manière... Emus on savait pas comment conduire l'affaire. Lui, l'Ordre, un vrai calvaire, le pauvre... ça pétait de tous les côtés... Les imams, les Kurdes, la Russie, un peu les Indous, encore les Kurdes, la Palestine. Pire qu'avant, comme si la Terre, les branches malades, rejetaient obstinément la greffe bonne. Moi je voyais tout ça, j'en ai bavé. J'ai envoyé l'humanitaire qu'on me demandait, aux peuplades. Une tente Lafuma 4 places, j'espère qu'elle a blessé personne en tombant... qu'elle a pas gêné d'embargo non plus... J'ai manifesté ma compassion bien naturelle. Au bout d'un temps on nous a annoncé une entente pour les Kurdes. Ils ont dû rentrer chez eux, fallait passer à autre chose. Tout de même, l'Ordre, ça pouvait pas être ça, je me suis dit. Lui aussi, sans doute, s'est fait la réflexion... Il fallait quitter les lointains, les espèces. Se tourner un peu vers nous. Regarder le bien qu'on se faisait déjà, en attendant que les morts aient fini de s'entretuer.

Après l'hiver pourri qu'on s'était fait, l'Ordre et moi, le printemps arrivait comme une évidence. Mes télés, mes journaux entrelardaient leurs commentaires sur les commentaires qu'ils n'avaient pas faits pendant la guerre, de plus en plus des nouvelles des routes... Les bouchons pour la neige, le soleil des cimes. Alors on est parti au ski, moi ma femme. On a bien fait: il flottait dans cet air des hauteurs un je ne sais quoi d'alpin, très frais, limpide, qui vous rassérénait le cœur, le poumon. Pour nous c'était miracle : tous ces gens bien courtois, élevés, en combinaisons fluo, aux terrasses, aux œufs... Envie d'être en phase, laisser vraiment tomber les choses, les scrupules arriérés... Ne plus écrire : jouir, enfin. Mon combat devait être d'ordre économique, technique, pragmatique. Je jure. L'ordre est là, je crois qu'on commence enfin à se sentir nous deux.

Comme on avait mis un peu de temps pour venir, on a décidé de s'étager pour les retours, et il y avait déjà pas mal de monde par étage. Pourtant c'est là, dans la circulation ralentie mais fluide qui nous bordait, que je fus certain de l'avoir bien trouvé, l'Ordre, en écoutant les Gipsy King à la radio, qui revenaient d'une tournée aux USA: il est là le Nouvel Ordre International, il était embusqué dans ces mélodies heureuses, en fait, Djobi, Djoba, qui s'étaient installées depuis deux ou trois ans ! c'est Lui qui nous portait des lambada collectives aux sens communs, Djobi, Djoba, le Nouvel Ordre qui était déjà mon avenir et que je n'avais pas reconnu. Car enfin, il n'y a pas si longtemps, nos parents n'étaient-ils pas obligés d'être privilégiés pour entendre des gitans chanter à Palavas ? Et bien moins léchés encore, pas du tout dressés comme ceux-ci ? Or voilà que nous sommes des millions par le monde à goûter la puissance émotive de ces chants tragiques, au fond, et d'autres qui viennent d'on n'a même plus besoin de savoir d'où! Et ça, tout ça, ces exotismes contrastés à commandes digitales, sous nos index, dans un fauteuil de Sarcelles à Abilene, par la vertu d'un Ordre dont les bienfaits sont d'ores et déjà aussi inéluctables que la fatalité qu'il organise. Djobi, Djoba, je me suis dit, je t'ai trouvé, je vais t'aimer.

A peine revenu, je suis entré en politique, par le fond. C'est-à-dire que je ne suis pas allé dans un parti, qui reste forcément toujours à la surface des choses pour le militant de base que je suis. Non, j'ai voulu plonger, faire la politique, en direct avoir prise sur l'événement. Impressionnant... Cette façon de faire l'histoire, de l'écrire... Je vous entends d'ici : pourquoi n'êtes-vous pas allé dans la musique, ou la radio, avec ce que vous venez de dire ? Je ne sais pas, quelque chose en moi me disait que mon intégration serait plus complète, plus intense, en politique. Les ondes m'ont toujours paru saturées de bonnes intentions, mais souvent vides de connaissances. Comme tout le monde, j'ai l'enthousiasme un peu rapide, et mielleux. Dans la chanson, avec tout ce qu'on demande aux chanteurs de penser pour vendre, ou dans l'info, avec tout ce qu'on doit vendre, j'avais peur de m'enflammer, de devancer vite fait les bruits qui courent. Je voulais plutôt du solide. J'ai trouvé une institution pleine d'avenir, capable de voter des impôts, avec des gens qui au dessert vous plante une technopole européenne au carrefour des technologies du futur là où il n'y avait qu'un hameau habité par trois ploucs rétrogrades. J'ai mis un peu de temps à m'y habituer, d'ailleurs, à cette désinvolture. J'étais chargé des bases de loisirs. Là où on met la technopole, tout autour, on construit des bases de loisirs... que les technopoliens, leurs enfants et conjoints puissent baigner, golfer, jogger, en toute sécurité. Manquerait plus que les citoyens du futur se fassent bêtement des entorses dans un sentier défoncé, s'abîment aux ronces, soient mordus par un rat, se perdent. On met des flèches. Le Nouvel Ordre International vous ramène toujours à votre voiture, c'est un de ses charmes. Donc on reçoit beaucoup de demandes, en quatre, ou cinq exemplaires. On les perd généralement. Et puis, il y a le coup de fil, la demande de rendez-vous. Alors on va manger ensemble, et une fois sur deux le dossier est accepté. On mange énormément pour dessiner l'avenir du monde. On mange la moitié de ce qu'on vote, au moins. Je connais même un concours tout ce qu'il y a de poétique qui coûte plus cher en repas qu'en récompense au lauréat. D'ailleurs, tout le monde le sait, ou s'en doute. Mais on s'y fait, puisqu'il faut bien que tout le monde mange.

Surtout, je me disais, voilà l'Ordre International en train de vivre, déjà rôdé, parfait. Droite, gauche... On s'échange les bonnes manières, on se nourrit, bien... Consensuels... On traite les problèmes au jour le jour. Nos amis de la presse font anti-chambre ? Qu'ils attendent, qu'on les énerve avec des ragots, qu'ils jubilent du 4e pouvoir que représente sûrement la faculté de lécher nos crottes à longueur d'années !... Ici, on multiplie les lois, les règles, par cent, par mille... On entoure l'action, toute l'action, passée, à venir, de mille scrupules, de préventions qui sont presqu'autant de ruses pour s'inviter à dîner... Enfin, on décide ensemble le bonheur de chez nous que la télé raconte, l'air badin, le soir, entre deux nouvelles horrifiques des peuplades et les faits divers tragiques qui émaillent notre ligne droite. Mais attention, hein ! Pas un centime de flou ! Pas une dépense injuste ! On n'est pas chez les nègres... On respecte, on instruit ! Indemnités et frais calculés au petit poil, avec plafond et tout. C'est vrai qu'on fait plus d'air que de petits ruisseaux qui font les grandes rivières, mais légalement, toujours, surtout. Sans légalité, pas de rayonnement, de joie, sur le monde. C'est la recette du Club. On s'y inscrit ou on s'égare.

Bon, mais la légalité, me direz-vous, c'est une question de milieu : les ethnies aussi, elles en ont, des lois. Les Arabes, même les Russes, qui viennent à peine d'essuyer le premier coup d'état illégal de l'histoire de l'Ordre. Alors ? Je vais vous dire : les lois des peuplades ne sont pas les bonnes... une légalité sommaire, éminemment contestable... des lois en plastique, bonnes à se faire encager par le premier usurpateur venu. Et tout ça pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de loi qui tienne sans légitimité... Le bulletin dans l'urne, c'est aussi bête que ça. C'est le bulletin qui fait la légalité de l'Ordre, et c'est la légalité de l'Ordre qui est en train de faire Son triomphe. Évidemment, pour que ça marche, il faut un peu d'argent, aussi... pour que ceux qui n'ont aucun pouvoir, et qui sont les plus nombreux malgré le bulletin, se rappellent qu'ils sont d'accord avec les lois qu'établissent ceux qu'on les a convaincu d'élire. L'argent, en termes d'Ordre International, c'est ce qu'on appelle la maturité d'un pays. Pour qu'un pays soit mûr pour accéder à l'Ordre, pour qu'on lui reconnaisse sa véléité d'indépendance démocratique, il faut qu'on soit absolument certain qu'il déstabilise moins le système économique en ralliant sa pauvreté à notre richesse qu'il ne déstabiliserait le système tout court en s'inventant une santé, même précaire, dehors... L'ex URSS contre l'Irak d'avant la petite opération de police internationale. Il se peut qu'après encore quelques mois d'embargo, l'Irak soit "mûr", on verra. A moins qu'il ne s'entête, comme Cuba. Ça peut prendre des années, des décennies à céder, cette fierté de matamore.

Ce que je vois, moi, c'est comment ils s'y pressent, en ce moment aux portes de notre paradis... Comme ils s'y poussent, au portillon des 12, des 7, des quelques-uns. Viens chez nous y'a du feu ! Viens, on a des tas de fric à te vendre, espèce ! Des tas de libertés, des voyages organisés, des parcours touristiques, des caramels qui détachent les dents, du poulet qui fait maigrir, des sucrettes, après on va danser sur Saga Africa, ambiance de la brousse, nos corps à moitié nus ruisselants la santé qu'on attrape aux sunlights des dancings de vacances ! Ah vrai, je suis heureux ! Les clochards, les prisonniers, les fous ne me font plus dévier de ma route, je suis même prêt à leur laisser deux francs si j'en croise en sifflant... J'ai même un projet, que je vous livre, il vaut ce qu'il vaut : maintenant que je suis dans la politique, je voudrais essayer de créer des réserves, des vraies belles réserves, avec distributeurs de Coca le long du parcours de visite, où on essayerait de rassembler les fous, les prisonniers, les clochards, dans leur milieu naturel. J'ai idée, d'ailleurs, que si on ne l'a pas déjà fait, c'est qu'on évalue assez mal leurs besoins. C'est pourtant pas les possibilités de voyages d'études qui manquent... Allez, c'est décidé, l'an prochain, je fais Calcutta avec Médecins du Monde.