rubrique Jacky

Il est mort

SR, automne 2000

Douchka est une grande fille slave au rire franc, plutôt jolie, avec un accent prononcé. C'est elle qui a fermé les yeux de mon père, à l'aube du 7 juillet dernier. Il faisait très chaud, une sorte de sirocco soufflait dehors qui faisait claquer les portes à l'intérieur de la clinique et les volets roulants. Par la large fenêtre entrouverte on voyait sur la ville le ciel lumineux passer lentement du rose au doré. Papa venait d'expirer après une nuit pénible d'agonie et je regardais son visage maintenant et si vite apaisé, sa barbe blanche par dessus le drap, qui lui donnait l'air d'un prince russe d'autrefois, ou d'un dignitaire orthodoxe.

Elle est entrée dans la chambre et a dit presque joyeusement : - alors ça y est, il est passé. Puis elle s'est avancée vers le lit et comme dans les films elle a posé son pouce et son index chacun sur une paupière, une bonne dizaine de secondes, afin sans doute que les yeux ne se rouvrent pas après. Ensuite, elle a pris la main gauche de mon père entre les siennes et s'est retournée vers ma mère, aussi naturellement que si elle tenait la main d'un petit enfant qui se réveille d'une opération : " Regardez comme il est beau comme ça ! C'est vraiment un bel homme votre mari ; des morts aussi beaux, on n'en voit pas souvent".

J'ai qualifié Douchka de "grande fille", mais elle n'est pas si jeune que l'expression peut le laisser croire - je n'en trouve cependant pas d'autre pour la décrire. À près de 50 ans c'est évidemment une femme déjà mûre, j'ai même cru comprendre qu'elle était grand-mère. Mais elle fait partie de ces êtres dont la nature préserve le caractère juvénile jusque dans l'âge adulte, comportement, gestes, regard, intonations, voix, stature restant à tout jamais marqués de cette grâce un peu fruste qui les fait paraître indifférents à l'usure normale du corps qu'ils accompagnent.

Cette qualité, c'est certain, ne pouvait que séduire mon père, même mourant. Lui qui avait passé sa vie à fulminer contre les fausses pudeurs (jusqu'en oublier parfois les bonnes manières), n'avait pas résisté au charme des brusqueries verbales de cette infirmière chef, dont la rudesse de garde-chiourme cohabitait si visiblement avec une attention à la souffrance et une douceur opératoire qui dépassaient largement du cadre désolant de la conscience professionnelle. Ainsi le destin réunit-il parfois en communion in extremis deux vies totalement opaques l'une à l'autre et qui le resteront, mais dont chacune ne voit plus, quelques heures durant, que l'étonnement de se ressembler tellement. Et il ne me déplaît pas d'imaginer entre ce vieux dentiste en retraite - vieux ? L'est-on déjà à 68 ans, ou ne le devient-on que si l'on y fut malade avant d'y mourir ? - et cette "grande fille" d'infirmière slave, un bout d'histoire d'amour et d'affection réels.

Sur le moment, ni d'ailleurs depuis, la disparition relativement précoce de mon père ne m'a pas véritablement affecté. Je l'aimais, bien sûr, mais autant j'ai été éprouvé par les quelques mois de souffrance qui l'ont précédée, autant sa mort m'a presque été joyeuse. A bien y réfléchir, je me dis que ça n'a rien d'étonnant : l'arrêt de sa vie, tandis que se prolonge la mienne, aurait plutôt tendance à nous rapprocher. Il avait lui aussi perdu son père, et son père le sien, et chacun à l'infini de nos aïeux avait ainsi existé quelque temps sur la terre entre un père mort et un fils vivant, jusqu'à mourir à son tour. Si son périple n'avait pris fin, je n'aurais jamais vu s'estomper l'infranchissable barrière du temps vécu qui me séparait de lui. Mon père mort, je regarde se poser sur mon corps et dans mon âme les milles petites marques de vieillissement qui jour après jour prolongent en moi sa vie en usant la mienne, et me le rendent physiquement plus proche que nous n'avons jamais été.

Quoi qu'il en soit, je souhaite à mes enfants d'aussi bien rebondir sur mon cadavre que je l'ai fait sur le sien. Une sorte de joie tellurique et dont l'arrogance me surprend moi-même. Si c'est à lui que je dois cette force, au nom de quelle convenance devrais-je m'y dérober, et en priver les miens ? - C'est donc dans cette disposition d'esprit que j'ai immédiatement repris le train de mes activités quotidiennes, augmenté d'abord, parce que je suis l'aîné de mes frères et que ma mère en plein désarroi me le demandait, des inévitables problèmes d'enterrement et de succession.

La terrible dictature qu'exercent sur nous l'hédonisme triomphant et la névropathie hygiéniste qui baignent notre société n'est jamais plus mesurable qu'à l'heure d'organiser les funérailles d'un proche. Le drame intime, que vous pourriez souhaiter retenir un peu, est impitoyablement écourté, empêché, rabroué, nié, d'être trop ostensiblement épousé par cette goule idéologique à deux têtes. Au royaume nombriliste de l'instant souverain l'éternité fait tache. À qui donc viendrait encore à l'esprit de photographier le visage d'un parent mort, ou mieux, d'en prendre l'empreinte pour réaliser son masque mortuaire ? - On ne sait même plus que ces pratiques étaient courantes dans nos familles il y a à peine un siècle. Macabres ? Et après ? Aujourd'hui, après la mort il n'y a rien, hormis quelques souvenirs qui font parfois douter qu'il y eut un avant, puisque le monde ne se connaît plus qu'au présent.

Et la santé qu'on doit au présent voue ce monde au plaisir.

Et le plaisir n'a que faire de mémoire.

Et la mort use tout corps et menace toute santé, et abolit l'instant. Comme la mémoire, il faut la perdre.

La dépouille est infâme : il faut, on vous somme, d'en débarrasser le monde au plus vite. Ça n'est pas dit, bien sûr. Mais une organisation parfaitement huilée, et extraordinairement coûteuse, se tient à l'affût des désirs et de la culpabilité des familles endeuillées pour que le terrifiant déchet soit, en toute révérence affectée, évacué promptement du cénacle quotidien. À peine plus de trois heures après le dernier souffle de mon père, son corps avait été transféré à la morgue, coquet bâtiment aux armoiries de la Ville de Lyon sur façade rose. Une employée dévouée, la quarantaine cordiale, me recevait au premier étage pour m'expliquer que les formalités administratives étaient entièrement prises en charge par son service, la famille n'ayant seulement qu'à spécifier si elle optait pour l'inhumation ou l'incinération, où, et dans quel cercueil, nous allons vous faire visiter notre salon d'exposition, suivez-moi, choisissez, signez ici. Évidemment pas question d'essayer d'expliquer à cette employée zélée que mon père avait souhaité d'être enterré nu dans un simple cercueil de planches. Quelle incongruité ! Les volontés d'un homme concernant ses funérailles, qui sont pourtant le reflet ou la prolongation de sa philosophie de l'existence - c'est à dire, somme toute, ce qui l'a fondé - n'ont cours au royaume des survivants que si elles restent compatibles avec la névrose hygiéniste qui régit notre société de safe-plaisir. Autant dire qu'il est à présent beaucoup plus simple de faire lire un texte d'Henry Miller ou de NtM pendant son oraison funèbre, que d'obtenir le droit d'être enterré dans son jardin.

Mon père, grand libre-penseur et naturaliste devant l'éternel, fut donc inhumé trois jours plus tard, vêtu et enfermé dans une boîte en chêne doublé d'une coque de fer-blanc (pour éviter les éclaboussures d'entrailles au fond du caveau en béton?), elle-même capitonnée de coussinets de soie blanche (on t'a évité le rose, papa, mais de peu). Vite, vite, vite, il faut détourner l'attention du corps mort, conditionner hermétiquement les restes, donner à l'emballage un air pimpant. Efficacité et sourire vous accompagnent jusqu'à la tombe et la famille, d'avance pénétrée et à présent convaincue de l'immensité du service dont ce formidable empressement témoigne, s'excuserait presque auprès des croque-morts d'être encore sur les lieux quand trois ouvriers en bleu de chauffe installent les chaînes et la grue pour refermer la pierre du tombeau onze minutes trente après que le cercueil y ait été descendu.

En remontant l'avenue principale au pas de charge pour repasser les grilles du cimetière avant la fermeture de midi qu'annonçait une tonitruante sonnerie, je me souviens d'avoir quand même un peu cherché ma peine au fil des stèles où mon regard n'accrochait pas.